Léon l'Africain
qu’il avait élu domicile dans
cette partie du Rif. Aussi ne m’était-il pas aisé de proclamer son innocence.
Je me devais toutefois de le défendre, car, venant de moi, la moindre
hésitation l’aurait accablé.
« Sa Majesté a trop le sens de la justice
pour accepter de condamner un homme sans qu’il ait pu plaider sa cause. Surtout
s’il s’agit d’un membre respecté de la corporation des portefaix. »
Le sultan se montra agacé :
« Il ne s’agit plus de ton beau-frère, mais
de toi, Hassan. C’est toi qui as réclamé le bannissement du Zerouali, c’est sur
ton insistance qu’il lui a été ordonné de s’exiler dans son village, c’est en s’y
rendant qu’il a été attaqué et assassiné. Ta responsabilité est lourde. »
Pendant qu’il parlait, mes yeux se voilèrent,
comme s’ils se résignaient déjà à l’obscurité d’un cachot. Je voyais ma fortune
confisquée, mes biens dispersés, ma famille humiliée, ma Hiba vendue sur
quelque marché d’esclaves. Mes jambes en étaient ramollies et la sueur m’enveloppait,
la froide sueur de l’impuissance. Je m’efforçai toutefois d’articuler,
péniblement, lamentablement.
« De quoi suis-je accusé ? »
À nouveau, le chancelier intervint, rendu hargneux
par ma frayeur trop manifeste :
« De complicité, Grenadin ! D’avoir
laissé un criminel en liberté, d’avoir envoyé sa victime à la mort, d’avoir
bafoué la grâce royale et abusé de la bienveillance de Notre Maître. »
Je tentai de me ressaisir :
« Comment aurais-je pu deviner à quel moment
le Zerouali reviendrait de son pèlerinage et par quelle route ? Quant à
Haroun, je l’ai perdu de vue depuis plus de quatre ans, sans même avoir pu lui
communiquer la mesure de grâce dont il a bénéficié. »
En réalité, j’avais fait parvenir au Furet message
sur message, mais, dans son entêtement, il avait négligé d’y répondre.
Cependant, ma défense ne laissa pas le souverain insensible, il retrouva
quelques accents amicaux :
« Sans doute n’es-tu coupable de rien,
Hassan, mais les apparences t’accusent. Et la justice est dans les apparences,
du moins en ce monde, du moins aux yeux de la multitude. En même temps, je ne
puis oublier que par le passé, lorsque je t’ai confié des missions, tu m’as
servi fidèlement. »
Il se tut. Dans son esprit, une délibération était
en cours que je me gardai bien d’interrompre, puisque je le sentais glisser
vers la clémence. Le chancelier se pencha vers lui, avec l’évidente intention
de l’influencer, mais le monarque lui imposa silence, sèchement, avant de
décréter :
« Tu ne subiras pas le sort du meurtrier,
Hassan, mais celui de la victime. Comme le Zerouali, tu es condamné au
bannissement. Pendant deux années entières, tu ne te présenteras plus à ce
palais, tu ne vivras plus à Fès, ni dans n’importe laquelle des provinces qui m’appartiennent.
À partir du vingtième jour du mois de rajab, toute personne qui te verra
dans les limites du royaume te ramènera ici enchaîné. »
En dépit de la dureté des dernières paroles, je
dus faire un effort pour ne pas laisser transparaître mon soulagement. J’avais
échappé au cachot et à la ruine, et un long voyage de deux ans ne m’effrayait
nullement. De plus, un mois m’était accordé pour mettre de l’ordre dans mes
affaires.
*
Ma sortie de Fès fut remarquée. Je tenais à partir
en exil la tête haute, vêtu de brocart, non de nuit mais en plein milieu de la
journée, à traverser les ruelles grouillantes suivi d’une imposante
caravane : deux cents chameaux, chargés de toutes sortes de marchandises,
ainsi que de vingt mille dinars, un trésor protégé par une cinquantaine de
gardes armés, habillés et défrayés par mes soins, de quoi décourager les
bandits qui infestaient les routes. Par trois fois, je me suis arrêté, devant
la médersa Bou-Inania, dans la cour de la mosquée des Andalous, puis
dans la rue des Potiers, au voisinage de la muraille, pour asperger les badauds
de quelques poignées de pièces d’or, récoltant en retour louanges et ovations.
En organisant une telle parade, je prenais des
risques. Quelque propos malveillant chuchoté à l’oreille du chancelier, puis à
celle du monarque, et je pouvais être appréhendé, accusé d’avoir tourné en
dérision la sanction royale qui me frappait. Ce risque, il me fallait toutefois
le courir, non seulement pour flatter mon
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