Léon l'Africain
amour-propre, mais aussi pour mon
père, ma mère, ma fille, pour tous les miens, afin qu’ils ne vivent pas dans la
honte tout au long de ma période de bannissement.
Bien entendu, je leur laissai également de quoi
demeurer à l’abri du besoin pour de longues années, nourris, servis et
constamment vêtus de neuf.
Quand je fus à deux milles de Fès, sur la route de
Sefrou, certain que tout danger était désormais passé, je m’approchai de Hiba,
juchée sur sa monture dans un palanquin couvert de soieries.
« De mémoire de Fassi, on n’a jamais assisté
à une aussi fière retraite », lançai-je avec contentement.
Elle se montra inquiète.
« Il ne faut pas défier les arrêts du Destin.
Il ne faut pas se jouer de l’adversité. »
Je haussai les épaules, nullement impressionné.
« N’ai-je pas juré de te ramener auprès de ta
tribu ? Tu y seras dans un mois. À moins que tu ne veuilles m’accompagner
à Tombouctou, puis en Égypte. »
Pour toute réponse, elle se contenta d’un « Inch-allah ! »
énigmatique et angoissé.
Quatre jours plus tard, nous traversions le col
des Corbeaux, par un temps sensiblement plus froid que je ne l’aurais supposé
en ce mois d’octobre. Quand il fallut s’arrêter pour la nuit, les gardes
installèrent le campement dans une petite dépression entre deux collines,
espérant ainsi s’abriter des vents glacés de l’Atlas. Ils formèrent un cercle
grossier de tentes, au milieu duquel s’élevait la mienne, véritable palais de
toile aux pans ornés de versets coraniques artistement calligraphiés.
C’est là que je devais dormir avec Hiba. J’attendais
ce moment sans déplaisir, mais, lorsqu’il commença à faire sombre, ma compagne
refusa obstinément de coucher sous la tente, sans raison apparente, mais avec
une telle frayeur dans le regard que je renonçai à argumenter. Elle avait
repéré, à un demi-mille du campement, l’entrée d’une grotte. C’est là qu’elle
dormirait, et nulle part ailleurs.
Passer la nuit dans une grotte de l’Atlas, côtoyer
des hyènes, des lions, des léopards, peut-être même ces énormes dragons dont on
dit qu’ils sont fort nombreux dans les parages, et si venimeux qu’à leur
contact le corps d’un humain s’effrite comme s’il était d’argile ?
Impossible d’inculquer à Hiba cette peur-là. Seule ma superbe tente la
terrorisait en cette froide nuit d’automne.
Je dus céder. Surmontant mes propres
appréhensions, je me laissai entraîner vers la caverne, en dépit des
objurgations des gardes et de leurs œillades irrévérencieuses. À voir Hiba
ridiculement chargée d’une haute pile de couvertures de laine, d’une lanterne,
d’une outre de lait de chamelle et d’un long régime de dattes, je me sentais
quelque peu bousculé dans ma respectabilité.
Notre gîte s’avéra exigu, plutôt une cavité dans
le roc qu’une véritable galerie, ce qui me tranquillisa, puisque je pouvais
aisément en toucher le fond et m’assurer ainsi qu’aucun fauve n’y était à
demeure. À l’exception de mon indomptable Hiba, qui se comportait de plus en
plus étrangement, empilant des pierres pour rétrécir l’entrée, déblayant
consciencieusement le sol, enveloppant de laine l’outre et les dattes pour les
préserver du gel, tandis que moi-même, oisif et moqueur, je n’arrêtais pas de
lui décocher sarcasmes et remontrances, sans réussir à la dérider, ni à l’énerver,
encore moins à la détourner de son fébrile affairement de fourmi.
Je finis par me taire. Non par lassitude, mais à
cause du vent. D’un instant à l’autre, il s’était mis à souffler si fort qu’il
en devenait assourdissant. Avec lui tourbillonnait une neige épaisse qui
menaçait de s’engouffrer par giclées entières dans notre réduit. Nullement
perturbée, Hiba surveillait maintenant d’un œil expert son dispositif de
défense et de survie.
Merveilleuse Hiba ! Je n’avais certes pas
attendu cette circonstance-là pour commencer à l’aimer. Mais elle n’avait
jamais été pour moi autre chose que le joyau de mon harem, joyau scintillant,
capricieux, et qui, d’étreinte en étreinte, savait rester insaisissable. Dans
la tempête de l’Atlas, pourtant, une femme différente allait se révéler. Mon
seul foyer était dans ses yeux, dans ses lèvres, dans ses mains.
J’ai toujours eu de la pudeur à dire « je t’aime »,
mais mon cœur n’a jamais eu honte d’aimer. Et Hiba,
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