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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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pas
réaliser ce qui se passe ! Tout le Maghreb est secoué. Des dynasties vont
disparaître, des provinces vont être saccagées, des villes vont être rasées.
Observe-moi, contemple-moi, touche-moi les bras, la barbe, le turban, car
demain tu ne pourras plus me fixer du regard ni me frôler le visage de tes
doigts. Dans cette province, c’est moi qui tranche les têtes, et c’est mon nom
qui fait trembler les paysans et les gens des villes. Bientôt, tout ce pays se
courbera à mon passage, et un jour tu raconteras à tes fils que le chérif
boiteux était ton ami, qu’il était venu dans ta maison et qu’il s’était
inquiété du sort de ta sœur. Moi-même, je ne m’en souviendrai plus. »
    Nous tremblions tous les deux, lui de rage
impatiente, moi de peur. Je me sentais menacé, car, pour l’avoir connu avant sa
gloire, j’étais un peu sa propriété, aussi chéri, méprisé, abhorré que l’avait
été pour moi mon vieux manteau blanc rapiécé le jour où j’avais accédé à la
fortune.
    Aussi décidai-je que le temps était venu de m’éloigner
de cet homme puisque je ne pourrais plus jamais lui parler d’égal à égal,
puisque je devrais désormais me dévêtir de mon amour-propre dans son
antichambre.
     
    *
     
    Vers la fin de cette année-là, un événement s’est
produit dont je n’ai connu les détails que bien plus tard, mais qui allait
gravement affecter l’existence des miens. Je le raconte comme j’ai pu le
reconstituer, sans omettre aucun détail et en laissant au Très-Haut le soin de
tracer la ligne de partage entre le crime et le juste châtiment.
    Le Zerouali était donc parti en pèlerinage à La
Mecque comme il en avait reçu l’ordre, puis il s’était dirigé vers sa terre
natale, la montagne des Beni Zeroual, dans le Rif, pour y achever ses deux
années de bannissement. Ce n’était pas sans appréhension qu’il revenait dans
cette province où il avait commis tant d’exactions par le passé, mais il avait
pris quelques contacts avec les principaux chefs de clans, distribué quelques
bourses et s’était fait accompagner, pour le voyage, d’une quarantaine de
gardes armés ainsi que d’un cousin du souverain de Fès, un prince alcoolique et
passablement démuni qu’il invita à habiter quelque temps chez lui, espérant
ainsi donner aux montagnards l’illusion qu’il était toujours bien en cour.
    La caravane, pour arriver chez les Beni Zeroual,
devait traverser le territoire des Beni Walid. Là, sur une route rocailleuse
entre deux villages de pasteurs, une silhouette de vieille femme attendait,
masse noire et terreuse dont seule émergeait une paume nonchalamment ouverte à
la générosité des passants. Quand le Zerouali s’approcha, sur un cheval
harnaché, suivi d’un esclave qui le couvrait d’une immense ombrelle, la
mendiante fit un pas dans sa direction et commença à balbutier des mots pieux,
implorants, à peine audibles. Un garde lui cria de s’éloigner, mais son maître
le fit taire. Il avait besoin de se refaire une réputation dans ce pays qu’il
avait pillé. Il tira de sa bourse quelques pièces d’or et les tendit
ostensiblement, s’attendant à ce que la vieille ouvre les mains en écuelle pour
les recevoir. En un clin d’œil, la mendiante agrippa le Zerouali par le poignet
et le tira violemment. Il tomba de son cheval, seul son pied droit restant
accroché à l’étrier, si bien qu’il avait le corps renversé, le turban balayant
le sol et sur le cou la pointe d’un poignard.
    « Dis à tes hommes de ne pas
bouger ! » hurla la prétendue mendiante d’une voix mâle.
    Le Zerouali s’exécuta.
    « Ordonne-leur de s’éloigner jusqu’au
prochain village ! »
    Quelques minutes plus tard, il n’y avait plus sur
ce chemin de montagne qu’un cheval impatient, deux hommes immobiles et un
poignard recourbé. Lentement, très lentement, ils se mirent à bouger. Le
coupeur de routes aida le Zerouali à se relever, puis il l’emmena, à pied, loin
de la route, entre les rochers, comme un fauve traîne sa proie dans sa gueule,
et disparut avec lui. C’est alors seulement que l’agresseur se présenta à sa
victime tremblante.
    Haroun-le-Furet habitait depuis plus de trois ans
dans la montagne des Beni Walid, qui le protégeaient comme s’il était des
leurs. Est-ce uniquement le désir de vengeance qui l’avait poussé à agir à la
manière des bandits, ou bien la crainte de voir son ennemi, installé dans

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