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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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tête des coiffes hautes et
étroites en forme de tuyau.
    Il suffit parfois d’un spectacle insolite pour qu’un
drame se révèle. Les mariniers vinrent à moi en procession, mines allongées et
paumes levées vers le ciel. Un long silence. Puis, des lèvres du plus âgé, un
mot sorti en rampant.
    « La peste ! »

L’ANNÉE DE L’ŒIL AUGUSTE

919 de l’hégire (9 mars 1513 –
25 février 1514)
     
    L’épidémie s’était déclarée dès le début de cette
année-là, au lendemain d’une violente tempête et de pluies torrentielles,
signes évidents pour tous les Cairotes de la colère du Ciel et de l’imminence d’un
châtiment. Les enfants avaient été touchés en premier, et les notables
évacuaient leur famille à la hâte, les uns vers Tor, au sud du Sinaï, où l’air
est salubre, d’autres vers les oasis, d’autres encore vers la haute Égypte
quand ils y avaient une résidence. D’innombrables embarcations nous croisèrent
bientôt, pitoyables grappes de fugitifs.
    Il aurait été imprudent d’aller plus loin avant de
connaître l’extension du mal. Nous accostâmes donc sur la rive orientale, en un
lieu désert, décidés à rester le temps qu’il faudrait, nous nourrissant des
marchandises transportées, changeant chaque nuit d’emplacement pour dérouter d’éventuels
pillards. Cinq à six fois par jour nous allions aux nouvelles, ramant jusqu’au
voisinage de ceux qui remontaient le Nil pour les interroger. L’épidémie
ravageait la capitale. Chaque jour, on dénombrait cinquante, soixante, cent
décès sur les registres d’état civil ; or l’on savait d’expérience qu’il
fallait compter dix fois plus de morts non déclarées. Chaque embarcation
rapportait un nouveau chiffre, toujours précis, souvent accompagné d’explications
qui ne souffraient nulle discussion. Ainsi, le lundi des Pâques chrétiennes, la
terre avait tremblé trois fois ; dès le lendemain, on enregistrait deux
cent soixante-quatorze décès. Le vendredi suivant, survint une averse de grêle,
inouïe pour la saison ; on dénombra le jour même trois cent soixante-cinq
morts. Sur conseil de son médecin, le sultan d’Égypte, un vieux mamelouk
circassien du nom de Kansoh, décida, pour se préserver de la peste, de porter
aux doigts deux bagues de rubis ; il décréta aussi l’interdiction du vin
et du haschisch ainsi que du commerce des prostituées. Dans tous les quartiers
de la ville, de nouveaux bassins furent aménagés pour la toilette mortuaire.
    Bien entendu, les victimes n’étaient plus toutes
des enfants et des domestiques. Soldats et officiers commençaient à succomber
par centaines. Et le sultan se dépêcha d’annoncer qu’il hériterait lui-même de
leur équipement. Il ordonna de mettre aux arrêts les veuves de tous les
militaires décédés jusqu’à ce qu’elles aient livré à l’arsenal une épée
incrustée d’argent, une cotte de mailles, un casque, un carquois, ainsi que
deux chevaux ou leur contre-valeur. En outre, estimant que la population du
Caire avait sensiblement diminué du fait de l’épidémie, et qu’elle allait se
réduire davantage, Kansoh décida de prélever sur la nouvelle moisson une
importante quantité de blé qu’il envoya aussitôt à Damas et Alep, où il
pourrait la vendre trois fois plus cher. Du jour au lendemain, le prix du pain
et de la farine augmenta démesurément.
    Lorsque, peu après l’annonce de ces décisions, le
sultan quitta sa citadelle et traversa la ville pour aller inspecter la
coûteuse reconstruction du collège qui devait porter son nom, qu’il avait
dessiné lui-même et dont la coupole venait de se fissurer pour la troisième
fois, la population de la capitale le conspua. Des cris parvenaient à ses
oreilles : « Que Dieu fasse périr ceux qui affament les
musulmans ! » Au retour, le souverain évita de traverser le quartier populaire
de Bab Zuwaila, il préféra rejoindre la citadelle par des rues moins
grouillantes.
    Ces nouvelles nous furent rapportées par un jeune
commerçant riche et lettré qui, fuyant la capitale avec sa famille sur sa
barque privée, accosta quelques heures près de nous avant de poursuivre sa
route. D’emblée, il se prit d’amitié pour moi, s’enquit de mon pays et de mes
derniers voyages, et ses questions étaient plus lourdes de savoir que mes
réponses. Quand je ramenai la conversation à l’Égypte, il me confia d’une voix
sereine :
    « Heureusement que les

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