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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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quelques
exceptions près, les rues de la ville sont étroites et boueuses, si bien que
les gens de qualité ne peuvent circuler que portés à dos d’homme. Des milliers
de gens font ce pénible métier, pour la plupart de nouveaux arrivants qui n’ont
pas encore trouvé meilleure occupation.
    Le jour où nous avons débarqué, nous étions tous
trop épuisés pour dépasser la zone du port. La traversée avait eu lieu à la
mauvaise saison, car il fallait atteindre Constantinople avant que le sultan ne
la quitte pour sa campagne de printemps. Nous passâmes donc la première nuit
dans une hôtellerie tenue par un Grec de Candie, un vague cousin de
Barberousse. Et dès le lendemain nous nous présentions au sérail, demeure du
sultan. Nour resta à l’extérieur de la grille, discourant à mi-voix dans l’oreille
de Bayazid, indifférente à son âge, à ses grognements occasionnels et à ses
rires hors de propos. Je la soupçonne de lui avoir studieusement raconté ce
jour-là toute l’histoire sanglante et glorieuse de sa dynastie jusqu’à sa
naissance deux ans plus tôt.
    Moi-même, j’étais à quelques pas, de l’autre côté
de la sublime porte, vêtu d’une longue robe de soie émaillée d’or, lisant et
relisant des yeux le poème que je devais déclamer devant le souverain et que j’avais
dû composer en mer, entre deux vertiges. Autour de moi, des milliers de
soldats, de fonctionnaires, mais aussi des citadins de toutes conditions, tous
silencieux, par respect pour la personne du sultan. J’attendis plus de deux
heures, convaincu qu’on me demanderait de revenir plus tard.
    C’était sous-estimer l’importance de Barberousse
et l’intérêt que l’Ottoman lui portait. Un page vint bientôt me prendre, avec
Haroun et ses compagnons, pour nous faire aller, à travers la porte du Milieu,
vers la cour du diwan, vaste parc fleuri où je vis courir des autruches.
Devant moi, à quelques pas, j’aperçus une haie de spahis immobiles sur leurs
montures harnachées. Quand, soudain, mes yeux se voilèrent, mes oreilles se mirent
à bourdonner, ma gorge se serra si fort que je me sentais incapable de
prononcer le moindre mot. Était-ce la peur ? Était-ce la fatigue du
voyage ? Ou seulement la proximité du sultan ? En traversant la haie,
je ne perçus que des scintillements. Je m’efforçais de garder une démarche
normale, copiée sur celle du page qui me précédait, mais je me sentais sur le
point de trébucher, de m’écrouler ; je craignais plus que tout de me
retrouver muet aux pieds du terrible Sélim.
    Il était là, assis devant moi, pyramide de soie
sur coussins de brocart, apparition attendue et pourtant subite qui d’un regard
froid dissipa le brouillard de mes yeux sans calmer ma frayeur. Je n’étais plus
qu’un automate, mais un automate qui fonctionnait, par des gestes précis que le
sultan impassible semblait me dicter. Alors mon poème jaillit de ma mémoire,
sans éloquence mais sans balbutiements, accompagné aux derniers vers de
quelques gestes timides qui me coûtèrent efforts et sueur. Le sultan hochait la
tête, échangeant parfois quelque mot sec avec ses familiers. Il n’avait pas de
barbe mais une moustache étalée qu’il triturait sans arrêt ; son teint me
parut cendré, ses yeux trop grands pour sa face et légèrement bridés. Sur son
turban, qu’il portait petit et serré, un rubis incrusté dans une fleur d’or. À
son oreille droite pendait une perle en forme de poire.
    Mon poème terminé, je me penchai sur la main
auguste, que je baisai. Sélim portait au doigt une bague d’argent, de facture
grossière, cadeau, m’a-t-on dit, de son astrologue. En me relevant, un page me
vêtit d’une longue robe en poil de chameau puis m’invita à le suivre. L’entrevue
était terminée. La discussion pouvait commencer, dans une autre salle, avec les
conseillers. J’y participai à peine. Mon rôle était de représenter, nullement
de négocier, d’autant que les conversations, amorcées en arabe, se
poursuivirent en turc, langue que je connaissais mal avant mon séjour à Rome.
    Je pus toutefois recueillir une information d’une
extrême gravité, grâce à l’erreur d’un conseiller. « Rien n’est pire à l’homme
qu’une langue qui glisse », disait le calife Ali, Dieu honore sa
face ! Or la langue de ce dignitaire glissait sans arrêt. Alors qu’on
discutait de la citadelle d’Alger, occupée par les infidèles, cet homme ne
cessait de

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