Léon l'Africain
mon esprit le mensonge que j’allais
servir à Haroun pour pouvoir lui fausser compagnie, elle se mit à parler de
bateaux, de quais et de bagages.
*
Quand, à mon retour au pays du Nil, le douanier du
port d’Alexandrie me demanda, entre deux fouilles, s’il était vrai que les
Ottomans s’apprêtaient à envahir la Syrie et l’Égypte, je répondis par une
imprécation contre toutes les femmes de la terre, en particulier les blondes
Circassiennes, ce que mon interlocuteur, à mon grand étonnement, approuva avec
entrain, comme si c’était l’explication évidente des malheurs à venir.
Tout au long du trajet jusqu’au Caire, Nour dut
supporter reproches et sarcasmes. Mais, dès notre troisième journée dans la
capitale, il me fallut concéder qu’elle n’avait pas eu tout à fait tort d’entreprendre
sa périlleuse démarche. Les rumeurs qui circulaient étaient tellement
contradictoires que la confusion la plus totale régnait dans les esprits, non
seulement parmi les gens du commun, mais également à la Citadelle. Le sultan
avait décidé de partir pour la Syrie, à la rencontre des troupes ottomanes,
puis, sur la foi d’informations rassurantes, il avait annulé son expédition.
Aux régiments qui avaient reçu l’ordre de se mettre en route, on avait demandé
de regagner leurs casernes. Le calife et les quatre grands cadis s’étaient vu
demander, par deux fois, de se préparer à accompagner le souverain à
Alep ; par deux fois, leurs cortèges avaient pris la route de la citadelle
en prévision du grand départ ; par deux fois, on leur avait signifié qu’ils
devaient rentrer chez eux.
Pour ajouter au trouble, un plénipotentiaire
ottoman était venu en grande pompe renouveler les promesses de paix et d’amitié,
suggérant, une fois de plus, une alliance contre les hérétiques et les
infidèles. Pareilles attente et incertitude émoussaient la combativité de l’armée,
et c’est sans doute ce que le Grand Turc visait par ses boniments. Il était
donc important qu’un témoignage venu de Constantinople dessille les yeux des
responsables. Encore fallait-il le transmettre d’une manière qui puisse
inspirer confiance sans que la source en soit divulguée.
Nour eut l’idée d’écrire une lettre et d’aller la
déposer, cachetée, au domicile du secrétaire d’État, Tumanbay, le second
personnage du sultanat, le plus populaire des dirigeants de l’Égypte. Elle se
dit que le message d’une femme circassienne serait transmis sans délai au grand
mamelouk.
La nuit même, on frappa à ma porte. Tumanbay était
venu seul, chose incroyable dans cette ville où le plus petit commandant de dix
ne songeait jamais à se déplacer sans une abondante et bruyante escorte. C’était
un homme d’une quarantaine d’années, grand, élégant, le teint clair, la
moustache allongée à la mode circassienne, la barbe courte et soigneusement
coupée. Dès mes premiers mots d’accueil, son visage se rembrunit. Mon accent l’avait
inquiété, la communauté maghrébine du Caire étant connue pour ses sympathies à
l’égard des Ottomans. Je me dépêchai d’appeler Nour à mes côtés. Elle se
présenta à visage découvert. Tumanbay la reconnut. Sœur de race et veuve d’un
opposant à Sélim, elle ne pouvait que lui inspirer pleine confiance.
Le secrétaire d’État s’assit donc sans cérémonie
pour écouter mon histoire. Je lui répétai ce que j’avais entendu, sans ajouter
une fioriture, sans omettre un détail. Quand je me tus, il commença par me
rassurer :
« Il ne s’agit pas là d’un témoignage dont je
ferai état. L’important, c’est la conviction intime des dirigeants. La mienne
est faite, et, après ce que je viens d’entendre, je me battrai avec plus de
vigueur encore pour que le sultan la partage. »
Il eut l’air de réfléchir intensément. Une grimace
se dessina sur ses lèvres. Puis il dit, comme s’il continuait une conversation
intérieure :
« Mais avec un sultan rien n’est jamais
simple. Si j’insiste trop auprès de lui, il se dira que je cherche à l’éloigner
du Caire, et il ne voudra plus partir. »
Sa confidence m’enhardit :
« Pourquoi ne partirais-tu pas toi-même avec
l’armée ? N’as-tu pas trente ans de moins que lui ?
— Si je remportais une victoire, il
craindrait mon retour à la tête des troupes. »
Promenant son regard autour de lui, le secrétaire
d’État remarqua l’icône et la croix copte
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