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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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dire « la citadelle du Caire », allant même jusqu’à parler
des Circassiens au lieu des Castillans, jusqu’au moment où un autre conseiller,
pourtant bien plus jeune, lui lança un regard si rageur que l’autre blêmit,
sentant sa tête vaciller sur ses épaules. C’est même ce regard et ce
blêmissement, plus que les lapsus, qui me firent comprendre qu’une chose fort
grave venait d’être révélée. En effet, cette année-là, le sultan Sélim voulait
faire croire que ses préparatifs de guerre étaient dirigés contre le sophi de
Perse ; il avait même invité le maître du Caire à se joindre à lui pour la
lutte contre les hérétiques. Alors qu’en réalité c’est contre l’empire mamelouk
que l’Ottoman avait décidé de marcher.
    Dès la fin des entretiens, je m’empressai d’en
parler à Nour, ce qui était, de ma part, pire qu’un glissement de langue. Comme
j’aurais dû le prévoir, ma Circassienne s’enflamma, non dans les apparences,
mais dans son cœur. Elle voulait absolument avertir ses frères de race du
danger qui les menaçait.
    « Le sultan Kansoh est un vieil homme malade
et irrésolu, qui continuera à écouter béatement les promesses d’amitié de Sélim
jusqu’au moment où le sabre ottoman lui aura tranché la gorge ainsi que celles
de tous les Circassiens. Il fut sans doute un vaillant soldat dans sa jeunesse,
mais, pour le moment, rien d’autre ne le préoccupe que de se protéger les
paupières et d’extorquer l’or de ses sujets. Il faut l’avertir des intentions
de Constantinople ; nous seuls pouvons le faire, puisque nous seuls les
connaissons.
    — Sais-tu ce que tu me proposes ? De
faire œuvre d’espion, de sortir de l’antichambre de Sélim pour aller raconter à
Kansoh ce qui s’y est dit. Sais-tu que ces propos que nous échangeons ici, toi
et moi, dans cette pièce suffiraient à nous faire trancher la tête ?
    — N’essaie pas de me faire peur ! Je
suis seule avec toi et je parle à voix basse.
    — C’est pour toi que j’ai quitté l’Égypte, et
c’est toi qui me demandes d’y revenir !
    — Il fallait partir pour préserver la vie de
Bayazid ; aujourd’hui, il faut revenir pour sauver mes frères, ainsi que l’avenir
de mon fils. Tous les Circassiens vont être massacrés, le sultan Sélim va les
surprendre, s’emparer de leurs terres, bâtir un empire si puissant et si étendu
que plus jamais mon fils ne pourra le convoiter. Si quelque chose peut être
tenté, je dois le faire, au péril de ma vie. Nous pouvons aller à Galata,
prendre le premier bateau pour Alexandrie. Après tout, les deux empires ne sont
pas encore en guerre, ils sont même censés être alliés.
    — Et si je te disais non ?
    — Dis-moi : « Non, tu ne chercheras
pas à sauver du massacre les gens de ta race », « Non, tu ne te
battras pas pour que ton fils soit un jour le maître de Constantinople »,
dis-moi ces mots, et j’obéirai. Mais j’aurai perdu le goût de vivre et d’aimer. »
    Je ne dis rien. Elle renchérit :
    « De quelle pâte es-tu fait pour accepter de
perdre une ville après l’autre, une patrie après l’autre, une femme après l’autre,
sans jamais te battre, sans jamais regretter, sans jamais te retourner ?
    — Entre l’Andalousie que j’ai quittée et le
Paradis qui m’est promis, la vie n’est qu’une traversée. Je ne vais nulle part,
je ne convoite rien, je ne m’accroche à rien, je fais confiance à ma passion de
vivre, à mon instinct du bonheur, ainsi qu’à la Providence. N’est-ce pas cela
qui nous a unis ? Sans hésiter, j’ai quitté une ville, une maison, une
vie, pour suivre ta voie, pour caresser ton acharnement.
    — Et maintenant, pourquoi as-tu cessé de me
suivre ?
    — Je me lasse des obsessions. Certes, je ne t’abandonnerai
pas ici, entourée d’ennemis. Je te reconduirai chez les tiens pour que tu
puisses les prévenir, mais là nos chemins se sépareront. »
    Je n’étais pas sûr d’avoir conclu un bon accord,
ni d’avoir le courage de m’y tenir. Du moins croyais-je avoir fixé, pour
moi-même, les limites de l’aventure où je m’étais laissé entraîner. Quant à
Nour, elle me parut toute rayonnante. Peu importaient mes réticences, tant qu’elles
ne se plaçaient pas au travers de sa route. De mes propos fort circonstanciés,
elle n’entendit que le « oui » que je n’avais même pas prononcé. Et
déjà, sans attendre, pendant que je tissais dans

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