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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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l’irréligion, mais certaines de ses idées les ébranlaient. En témoigne
l’affaire du canon. Te l’ai-je déjà contée ? »
    C’était vers la fin de l’année 896. Toutes
les routes menant à la Vega étaient désormais aux mains des Castillans, et les
vivres se faisaient rares. Les journées de Grenade n’étaient plus ponctuées que
par le sifflement des boulets et des quartiers de roc qui s’abattaient sur les
maisons et par les lamentations des pleureuses ; dans les jardins publics,
des centaines de miséreux en guenilles, démunis face à un hiver qui s’annonçait
long et rude, se disputaient les dernières branches du dernier arbre
écartelé ; les hommes du cheikh, aussi déchaînés que désemparés, rôdaient
dans les rues à la recherche de quelque fauteur à punir.
    Autour de la ville assiégée, les combats étaient
plus espacés, moins violents aussi. Les cavaliers et les fantassins de Grenade,
décimés à chacune de leurs sorties par l’artillerie castillane, n’osaient plus
s’aventurer en masse loin des remparts. Ils se contentaient de petits coups de
main nocturnes pour assaillir une escouade ennemie, ravir des armes ou s’emparer
de quelque bétail, actes audacieux mais sans horizon, car ils ne suffisaient ni
à desserrer l’étau, ni à approvisionner la ville, ni même à lui redonner
courage.
    Soudain, une rumeur. Non pas de celles qui se
répandent comme la pluie fine d’une nuée trop grosse, mais de celles qui s’abattent
comme une averse d’été, couvrant de son tumulte assourdissant la misère des
bruis quotidiens. Une rumeur qui apportait à notre ville cette touche de
dérision dont nul drame n’est exempt.
    « On apprit qu’Abou-Khamr venait d’acquérir
un canon, pris sur l’ennemi par une poignée de soldats téméraires qui avaient
accepté, contre dix pièces d’or, de le traîner jusqu’à son jardin. »
    Mon père porta à ses lèvres une coupe de sirop d’orgeat
et avala lentement plusieurs gorgées successives, avant de poursuivre,
insensible à l’incompréhension dans laquelle je baignais :
    « Les Grenadins n’avaient jamais possédé de
canons, et, comme Astaghfirullah ne cessait de leur répéter que cette invention
diabolique faisait plus de bruit que de mal, ils s’étaient résignés à l’idée qu’un
engin si neuf et si compliqué ne pouvait se trouver que chez l’ennemi. L’initiative
du médecin les plongea dans la perplexité. Ce fut, pendant des jours, un défilé
ininterrompu de jeunes et de vieux, qui restaient à une distance respectueuse
de « la chose », dont ils commentaient à mi-voix les rondeurs bien
roulées et la mâchoire menaçante. Quant à Abou-Khamr, il était là, avec ses
propres rondeurs, savourant sa revanche. « Allez dire au cheikh de venir,
plutôt que de passer ses journées à la prière ! Demandez-lui s’il sait
allumer une mèche aussi facilement qu’il brûle un livre ! » Les plus
pieux s’éloignaient précipitamment, marmonnant quelque imprécation, alors que d’autres
interrogeaient le médecin avec insistance sur la manière de se servir du canon
et sur ses effets s’il était utilisé contre Santa Fe. Bien entendu, lui-même n’en
savait rien, et ses explications n’en étaient que plus impressionnantes.
    « Tu auras deviné, Hassan mon fils, que ce
canon ne servit jamais. Abou-Khamr n’avait ni boulets, ni poudre, ni artilleurs,
et parmi ses visiteurs on se mit à ricaner. Fort heureusement pour lui, le muhtasib, responsable de la police, alerté par les attroupements, fit
enlever l’objet par quelques hommes et le tira vers l’Alhambra pour le montrer
au sultan. On ne le revit plus jamais. Mais on continua longtemps encore à en
entendre parler, de la bouche du médecin bien évidemment, qui ne se lassait pas
de répéter que c’est uniquement par le canon que les musulmans pourraient
vaincre leurs ennemis, que, tant qu’ils ne se résoudraient pas à acquérir ou à
fabriquer un grand nombre de ces engins, leurs royaumes seraient en péril.
Astaghfirullah prêchait tout autre chose : c’est par le martyre des
combattants de la foi que les assiégeants seraient écrasés.
    « Le sultan Boabdil allait les mettre d’accord,
car il ne désirait, quant à lui, ni canons ni martyre. Tandis que le cheikh et
le médecin ergotaient sans répit et qu’à travers eux Grenade entière s’interrogeait
sur son sort, le maître de la ville ne songeait qu’à se dérober

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