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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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au combat. Il
envoyait au roi Ferdinand message sur message, où il n’était plus question que
de la date de la reddition, l’assiégeant parlant en semaines et l’assiégé en
mois, espérant peut-être que la main du Très-Haut brouillerait entre-temps les
frêles arrangements des hommes par quelque décret subit, un déluge, un
cataclysme ou une peste qui décimerait les grands d’Espagne. »
    Mais le Ciel avait pour nous d’autres desseins.

L’ANNÉE DE LA CHUTE

897 de l’hégire (4 novembre
1491 – 22 octobre 1492)
     
    « Il a fait froid cette année-là sur Grenade,
froid et peur, et la neige était noire de terre remuée et de sang. Qu’elle
était familière, la mort, que l’exil était proche, que les joies du passé
étaient cruelles au souvenir ! »
    Ma mère n’était plus la même quand elle parlait de
la chute de notre ville ; elle avait pour ce drame une voix, un regard,
des mots, des larmes que je ne lui connaissais en aucune autre circonstance.
Moi-même, je n’avais pas trois ans en ces journées tumultueuses, et je ne sais
si les cris qui se pressent en cet instant à mes oreilles sont le rappel de ce
que j’ai vraiment entendu alors, ou bien seulement l’écho des mille récits qu’on
m’en a faits depuis.
    Ces récits ne commençaient pas tous de la même
manière. Ceux de ma mère parlaient d’abord de disette et d’angoisse.
    « Dès les premiers jours de l’année,
disait-elle, les neiges étaient venues couper les rares routes que les
assiégeants avaient épargnées, achevant d’isoler Grenade du reste du pays, et
surtout de la Vega et des monts Alpujarras, au sud, d’où nous parvenaient
encore blé, avoine, millet, huile et raisin sec. Dans notre voisinage, les gens
avaient peur, même les moins pauvres ; ils achetaient chaque jour tout ce
qui leur tombait sous la main, et, de voir les jarres de provisions alignées
contre les murs des chambres, ils avaient, au lieu de se sentir rassurés,
encore plus peur de la famine, des rats et des pillards. Tous disaient que si
les routes s’ouvraient à nouveau, ils partiraient sans tarder vers quelque
village où ils avaient de la famille. Aux premiers mois du siège, c’étaient les
habitants des villages alentour qui cherchaient asile à Grenade, rejoignant
ainsi les réfugiés de Guadix et de Gibraltar ; ils se logeaient tant bien
que mal chez leurs proches, dans les dépendances des mosquées ou dans les
bâtiments désaffectés ; l’été précédent, ils étaient même dans les jardins
et les terrains vagues, sous des tentes de fortune. Les rues étaient parsemées
de mendiants de toute origine, parfois regroupés par familles entières, père,
mère, enfants et vieillards, tous squelettiques et hagards, mais souvent aussi
rassemblés en bandes de jeunes aux allures inquiétantes ; et les hommes d’honneur
qui ne pouvaient se livrer à l’aumône ni au brigandage mouraient lentement dans
leurs demeures à l’abri des regards. »
    Tel ne fut pas le sort des miens. Même aux pires
moments de pénurie, notre maison n’a jamais manqué de rien, grâce à la position
de mon père. Il avait en effet hérité de son propre père une importante charge
municipale, celle de mitterrand principal, avec pour fonctions de peser les
grains et de s’assurer de l’honnêteté des pratiques commerciales ; c’est
ce qui valut aux membres de ma famille le surnom d ’al-Wazzan, le peseur,
que je porte toujours ; au Maghreb, nul ne sait que je m’appelle aujourd’hui
Léon ou Jean-Léon de Médicis, nul ne m’a jamais surnommé l’Africain ;
là-bas, j’étais Hassan, fils de Mohamed al-Wazzan, et dans les actes officiels
on ajoutait « al-Zayyati », du nom de ma tribu d’origine,
« al-Gharnati », le Grenadin, et lorsque je m’éloignais de Fès on me
désignait également par « al-Fassi », référence à ma première patrie
d’adoption, qui ne fut pas la dernière.
    En tant que peseur, mon père aurait pu prélever
sur les denrées qui lui étaient soumises les quantités qu’il désirait, dans des
limites raisonnables, ou même toucher en dinars d’or le prix de son silence sur
les fraudes des marchands ; je ne crois pas qu’il ait cherché à s’enrichir,
mais sa position éloignait totalement de lui et de ses proches le spectre de la
famine.
    « Tu étais alors un petit garçon si gros, me
disait ma mère, que je n’osais plus te promener dans la rue, de crainte d’attirer
le

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