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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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mauvais œil » ; c’était aussi pour ne pas trahir notre relative
opulence.
    Dans son souci de ne pas s’aliéner ses voisins les
plus éprouvés, mon père les fit souvent profiter de ses acquisitions, surtout
quand il s’agissait de viande ou de primeurs, mais il donnait toujours avec
mesure et modestie, car toute largesse était provocation, toute condescendance
humiliation. Et lorsque la population de la capitale, à bout de forces et d’illusions,
manifesta dans la rue sa fureur et son désarroi, et qu’une délégation se rendit
auprès du sultan pour le sommer de mettre fin à la guerre de n’importe quelle
façon, mon père accepta de se joindre aux représentants d’Albaicin.
    Aussi, quand il me contait la chute de Grenade,
son récit débutait-il immanquablement dans les salles tapissées de l’Alhambra.
    « Nous étions trente, venus de tous les coins
de la ville, de Najd à la Fontaine des Larmes, et du faubourg des Potiers au
Champ d’Amandes, et ceux qui criaient fort ne tremblaient pas moins que les
autres. Je ne te cacherai pas que j’étais moi-même terrorisé, et que je serais
bien revenu sur mes pas si je n’avais craint de perdre la face. Imagine donc la
folie de notre démarche : pendant deux journées entières, des milliers de
citadins avaient semé le désordre dans les rues, hurlant les pires invectives
contre le sultan, injuriant ses conseillers et ironisant sur ses femmes, lui enjoignant
sans égard de se battre ou de faire la paix, plutôt que de prolonger
indéfiniment une situation où la vie était sans joie et la mort sans gloire.
Or, comme pour porter directement à ses oreilles les insultes que ses espions
lui avaient sans aucun doute déjà rapportées, voilà que nous venions, curieux
parlementaires échevelés et vociférants, le défier dans son propre palais,
devant son chambellan, ses vizirs et les officiers de sa garde. Et moi,
fonctionnaire au bureau du muhtasib, censé veiller au respect de la loi
et de l’ordre public, j’étais là, avec les meneurs d’émeutes, alors que l’ennemi
se trouvait aux portes de la ville. En songeant confusément à tout cela, je me
disais que j’allais me retrouver dans une oubliette, flagellé jusqu’au sang par
un nerf de bœuf, ou même crucifié sur le créneau d’une muraille.
    « Mes craintes s’avérèrent ridicules, et à la
frayeur succéda très vite la honte ; fort heureusement, aucun de mes
compagnons ne se rendit compte de l’une ni de l’autre. Tu vas bientôt
comprendre, Hassan mon fils, pourquoi je te révèle ce moment de faiblesse, dont
je n’ai jamais parlé à aucun de mes proches. Je veux que tu saches ce qui s’est
vraiment passé dans notre ville de Grenade en cette année de malheur ;
peut-être cela t’évitera-t-il de te laisser abuser à ton tour par ceux qui ont
entre les mains le sort de la multitude. Moi-même, je n’ai rien appris de
précieux sur la vie qu’en dévoilant les cœurs des princes et des femmes.
    « Notre délégation entra donc dans la salle
des Ambassadeurs où Boabdil trônait à sa place habituelle, entouré de deux
soldats en armes et de quelques conseillers. Il avait les rides étonnamment
creusées pour un homme de trente ans, la barbe bien grise et les paupières
flétries ; devant lui, un énorme brasero de cuivre ciselé nous cachait ses
jambes et sa poitrine. C’était à la fin de moharram, qui correspondait
cette année-là au début du mois chrétien de décembre, une époque si froide qu’elle
remettait en mémoire les paroles insolentes du poète Ibn-Sara de Santarem, lorsqu’il
avait visité Grenade :
     
    Gens de ce pays, ne priez pas,
    Ne vous détournez pas des choses interdites,
    Vous pourrez ainsi gagner votre place en Enfer,
    Où le feu est si réconfortant
    Quand souffle le vent du nord.
     
    « Le sultan nous accueillit avec un sourire à
peine dessiné sur ses lèvres, mais qui me parut bienveillant. Il nous invita d’un
geste à nous asseoir, ce que je fis du bout des fesses. Mais, avant même que la
discussion ne fût engagée, je vis défiler, à ma grande surprise, un grand
nombre de dignitaires, officiers, ulémas, notables venus d’un peu partout,
parmi lesquels le cheikh Astaghfirullah, le vizir al-Mulih, le médecin
Abou-Khamr, en tout près d’une centaine de personnages, dont certains s’évitaient
depuis toujours.
    « Boabdil parla lentement, d’une voix basse
qui contraignit ses visiteurs à se taire et à se
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