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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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les faire traîner en longueur ; c’est ce que je
ferais si je ne cherchais que les louanges des sots et des faux dévots. Je fournirais
aux envoyés de Ferdinand mille prétextes pour retarder la paix. Mais serait-ce
vraiment l’intérêt des musulmans ? Nous sommes en hiver, les forces de l’ennemi
sont plus éparses, et la neige l’a contraint à réduire ses attaques. Il s’abrite
derrière les murs de Santa Fe et les fortifications qu’il a construites, se
contentant de nous interdire les routes. Dans trois mois, ce sera le printemps,
Ferdinand aura des troupes fraîches, prêtes à lancer l’attaque décisive contre
notre ville que la faim aura déjà rendue exsangue. C’est maintenant qu’il faut
négocier ! C’est maintenant que Ferdinand acceptera nos conditions, car
nous pouvons encore lui offrir quelque chose en échange. »
    « Abou-Khamr, qui était resté silencieux
depuis le début de la discussion, bondit soudain de sa place, bousculant ses
voisins de ses épaules massives : « Nous pouvons lui offrir quelque
chose, dis-tu, mais quelle chose ? Pourquoi caches-tu les mots au fond de
ta gorge ? Ce que tu veux offrir à Ferdinand, ce n’est ni un chandelier d’or,
ni une robe d’apparat, ni une esclave de quinze ans. Ce que tu veux offrir à
Ferdinand, c’est cette ville dont le poète a dit :
     
    Grenade, nulle cité ne te ressemble
    Ni en Égypte, ni en Syrie, ni en Irak,
    C’est toi la mariée,
    Et ces pays ne sont que ta dot.
     
    « Ce que tu veux offrir à Ferdinand, ô vizir,
c’est ce palais de l’Alhambra, gloire des gloires et merveille des merveilles.
Regardez autour de vous, mes frères ! Promenez lentement vos yeux tout
autour de cette salle dont nos pères et nos grands-pères ont patiemment ciselé
chaque pan de mur comme un bijou délicat et rare ! Fixez à jamais dans vos
mémoires ce lieu vénéré où aucun de vous ne remettra plus les pieds, sauf
peut-être comme esclave. »
    « Le médecin pleurait, et bien des hommes se
cachèrent le visage. « Pendant huit siècles, poursuivit-il d’une voix
cassée et haletante, nous avons illuminé cette terre de notre savoir, mais
notre soleil est à l’heure de l’éclipse, et tout devient sombre. Et toi,
Grenade, je sais que ta flamme vacille une dernière fois avant de s’éteindre,
mais qu’on ne compte pas sur moi pour la souffler, car mes descendants
cracheraient sur mon souvenir jusqu’au jour du Jugement. » Il s’affala
plus qu’il ne s’assit, et quelques secondes s’écoulèrent lentement, lourdement,
avant que le silence ne soit rompu, à nouveau par Astaghfirullah, qui oublia,
pour l’occasion, son inimitié envers Abou-Khamr. « Le médecin dit vrai. Ce
que le vizir veut offrir au roi des infidèles, c’est notre ville, avec ses
mosquées qui deviendront églises, ses écoles où ne pénétrera plus jamais le
Coran, ses maisons où plus aucun interdit ne sera respecté. Ce qu’il offre
aussi à Ferdinand, c’est un droit de vie et de mort sur nous et sur les nôtres,
car nous n’ignorons pas ce que valent les traités et les serments des Roum. N’ont-ils
pas promis respect et vie sauve aux habitants de Malaga il y a quatre ans,
avant d’entrer dans la ville et d’emmener femmes et enfants en captivité ?
Peux-tu m’assurer, al-Mulih, qu’il n’en sera pas de même à
Grenade ? »
    « Le vizir répondit d’un ton excédé :
« Je ne peux rien t’assurer, sinon que je resterai moi-même dans cette
ville, que je partagerai le sort de ses fils et que j’utiliserai toute l’énergie
que le Très-Haut voudra bien me prêter pour faire respecter les accords. Ce n’est
pas entre les mains de Ferdinand qu’est notre destin, mais entre les mains de
Dieu, et c’est Lui seul qui pourra un jour nous donner la victoire qu’il nous
refuse aujourd’hui. Pour le moment, la situation est celle que vous connaissez,
et il est inutile de prolonger notre discussion. Il faut parvenir à une
décision. Que ceux qui approuvent la conclusion d’un accord avec les Castillans
proclament la devise de la dynastie nasride ! »
    « De tous les coins de la salle des
Ambassadeurs, se rappelait mon père, fusa la même phrase, « Seul Dieu peut
donner la victoire », dite avec détermination mais sans joie aucune, car
ce qui avait été naguère un cri de guerre était devenu, cette année-là, une
formule de résignation ; peut-être même aussi, dans la bouche de certains,
un reproche
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