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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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il en est autrement. »
    Il enchaîna sur une prière, que l’assistance
murmura en même temps que lui. Puis il reprit, sans transition, le fil de son
sermon :
    « Trop souvent, aux funérailles, j’entends
des croyants et des croyantes maudire la mort. Pourtant, la mort est un cadeau
du Très-Haut, et l’on ne peut maudire ce qui vient de Lui. Le mot
« cadeau » vous semble-t-il provocateur ? C’est cependant l’exacte
vérité. Si la mort n’était pas inévitable, l’homme aurait perdu sa vie entière
à l’éviter. Il n’aurait rien risqué, rien tenté, rien entrepris, rien inventé,
rien construit. La vie aurait été une perpétuelle convalescence. Oui, mes
frères, remercions Dieu de nous avoir donné en cadeau la mort, pour que la vie
ait un sens ; la nuit, pour que le jour ait un sens ; le silence,
pour que la parole ait un sens ; la maladie, pour que la santé ait un
sens ; la guerre, pour que la paix ait un sens. Remercions-Le de nous
avoir donné la fatigue et les peines, pour que le repos et les joies aient un
sens. Remercions-Le, Sa sagesse est infinie. »
    L’assistance prononça en chœur les remerciements : Alhamdoulillah ! Alhamdoulillah ! Je remarquai qu’un homme au
moins était demeuré silencieux, les lèvres gercées, les mains crispées. C’était
Khâli.
    « J’avais peur, m’expliqua-t-il plus tard. Je
me disais : « Pourvu qu’il n’aille pas au-delà des limites ! »
Malheureusement, je connaissais trop bien Astaghfirullah pour nourrir la
moindre illusion à ce sujet. »
    De fait, le sens du discours se mit à glisser.
    « Si Dieu m’avait offert la mort en cadeau, s’il
m’avait appelé à Lui au lieu de me faire vivre l’agonie de ma ville, aurait-Il
été cruel envers moi ? Si Dieu m’avait épargné de voir de mes yeux Grenade
captive et les croyants déshonorés, aurait-Il été cruel envers
moi ? »
    Le cheikh haussa brusquement la voix, faisant
sursauter tous les présents.
    « Suis-je le seul ici à penser que la mort
vaut mieux que le déshonneur ? Suis-je le seul à crier : Ô Dieu, si j’ai
failli à ma mission envers la Communauté des Croyants, écrase-moi de Ta main
puissante, balaie-moi de la surface de la terre comme une vermine malfaisante.
Ô Dieu, juge-moi aujourd’hui même, car ma conscience est trop lourde à porter.
Tu m’as confié la plus belle de Tes villes, Tu as placé entre mes mains la vie
et l’honneur des musulmans, que ne m’appelles-Tu pour me demander des
comptes » ?
    Khâli était en sueur, ainsi que tous les voisins
de Boabdil. Ce dernier était blême comme un épi de curcuma. On aurait dit que
son sang royal l’avait abandonné pour ne pas partager sa honte. S’il était
venu, sur avis de quelque conseiller, pour resserrer ses liens avec ses anciens
sujets et pouvoir leur demander bientôt de contribuer aux dépenses de sa cour,
son entreprise se terminait par une débâcle. Une de plus. Ses yeux louchaient
désespérément vers la sortie, mais son corps trop lourd était affaissé.
    Est-ce par miséricorde, par lassitude ou
simplement par hasard qu’Astaghfirullah se décida soudain à interrompre son
réquisitoire pour reprendre ses prières ? Mon oncle y vit, quant à lui,
une intervention du Ciel. Et dès que le cheikh eut prononcé « Je témoigne
qu’il n’y a pas d’autre divinité que Dieu et que Mohamed est Son
Messager », Khâli en profita pour sauter littéralement de sa place et
donner le signal du départ vers le cimetière. Les femmes accompagnèrent le
linceul jusqu’au seuil de la porte, agitant des mouchoirs blancs en signe de
désolation et d’adieu. Boabdil s’éclipsa par une porte dérobée. Désormais les
Grenadins de Fès pouvaient mourir tranquilles : la silhouette avachie du
sultan déchu ne viendrait plus troubler leur dernier voyage.
     
    *
     
    Les condoléances se prolongèrent pendant six jours
encore. Contre la peine que cause la mort d’un être cher, quel meilleur remède
que l’épuisement ? À l’aube arrivaient les premiers visiteurs ; les
derniers partaient bien après la tombée de la nuit. Dès le troisième soir, les
proches n’avaient plus aucune larme, ils s’oubliaient parfois à sourire ou à
rire, ce que ne manquaient pas de critiquer ceux qui étaient présents. Seules
tenaient bon les pleureuses, qui croyaient augmenter leur paie en redoublant de
gémissements. Quarante jours après le décès, les condoléances reprirent

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