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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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me souvienne de la petite fille
que j’aimais et battais jusqu’aux larmes.
    C’était au commencement de l’été dans un champ d’oliviers
sur la route de Meknès. Mon père avait décidé que je l’accompagnerais, ainsi
que Warda et Mariam, pour une tournée dans l’arrière-pays. Il était toujours à
la recherche de terrains à louer. Son idée était de développer, avec des
agronomes andalous de sa connaissance, des cultures qui se pratiquaient peu et
mal en terre africaine, surtout le mûrier blanc pour le ver à soie.
    Avec mille détails, il me parla d’une vaste
entreprise à laquelle participerait l’un des hommes les plus riches de Fès. À l’écouter,
j’eus l’impression qu’il avait passé la phase d’abattement et de lassitude qui
avait suivi l’abandon de Grenade, un déchirement qui avait été aggravé par la
perte de l’une puis de l’autre de ses femmes. Désormais, il projetait, il
défiait, ses poings étaient armés, ses yeux à nouveau désiraient.
    Pour ce voyage, je montais comme lui un cheval,
les femmes avaient des mules, et c’est à leur rythme qu’il fallait avancer. À
un moment, Warda s’approcha de Mohamed. Je revins à la hauteur de Mariam. Elle
ralentit, imperceptiblement. Les parents s’éloignaient :
    « Hassan ! »
    Je ne lui avais pas encore adressé la parole
depuis que nous avions quitté Fès, quatre heures plus tôt. Je tournai vers elle
un regard qui voulait dire, au mieux : « As-tu des ennuis avec ta
monture ? » Mais elle avait écarté son léger voile couleur de sable,
et son visage blanchâtre était illuminé d’un sourire triste.
    « Ton oncle te chérit comme si tu étais son
fils, n’est-ce pas ? »
    La question me parut déplacée et sans objet. J’acquiesçai
sur le ton le plus expéditif qui soit, n’ayant nullement envie d’évoquer avec
la fille de Warda mes rapports avec la famille de ma mère. Mais telle n’était
pas son intention.
    « Quand j’aurai des enfants, les aimeras-tu
comme il t’aime ?
    — Bien sûr », dis-je.
    Mais mon « bien sûr ! » fut trop
rapide, trop bourru. Et embarrassé.
    J’appréhendais la suite. Elle se fit attendre. Je
louchai vers Mariam ; son silence me gênait à peine moins que ses
questions. Elle ne me regardait plus, mais elle n’avait pas rabattu son voile,
malgré la poussière de la route. Je me tournai vers elle et la contemplai, pour
la première fois depuis longtemps. Elle n’était pas moins joufflue que le jour
où, dans la fuste de l’exode, je l’avais vue s’avancer au bras de sa mère. Sa
peau n’était pas moins rose. Ses lèvres n’étaient pas moins luisantes.
Cependant le kohol sur les paupières lui donnait l’apparence d’une femme. Comme
sa silhouette. D’ailleurs, pendant que je l’observais, elle se redressa, je
devinai ses seins. Son cœur battait, ou était-ce le mien ? Je baissai les
yeux. En un an, elle avait mûri, elle était devenue belle et troublante.
    « Quand j’aurai des enfants, les
aimeras-tu ? »
    J’aurais dû être agacé, mais je souris, car je me
rappelai toujours la façon qu’elle avait, dès l’âge d’un an, de réclamer le
même jouet trois, quatre, dix fois sans répit et sur le même ton.
    « Bien sûr que je les aimerai.
    — Parleras-tu aussi à leur mère, comme ton
oncle parle à Salma ?
    — Oui, sans doute.
    — Viendras-tu souvent chez elle ? Lui
demanderas-tu si elle va bien ? Écouteras-tu ses chagrins ?
    — Oui, Mariam, oui ! »
    Elle tira brusquement sur sa bride ; sa mule
se cabra. Je m’arrêtai. Elle me regarda fixement :
    « Mais pourquoi ne me parles-tu jamais ?
Pourquoi ne viens-tu pas me demander si je pleure la nuit ? De tous les
autres hommes, mon devoir est d’avoir peur. De mon père aujourd’hui, de mon
mari demain, de tous ceux qui ne sont pas mes proches et dont je dois me cacher. »
    Elle lâcha bride, sa mule repartit au petit trot.
Je me hâtai pour rester à ses côtés. Je ne lui parlais toujours pas, mais,
étrange sensation, j’avais peur pour elle, je l’enveloppais de mes yeux avec
une affection soudaine. Il me semblait qu’un danger la guettait.
     
    *
     
    À mi-chemin entre Fès et Meknès, nous nous
arrêtâmes pour la nuit dans un village appelé La Vergogne. L’imam de la mosquée
locale nous offrit l’hospitalité en échange d’une aumône pour les orphelins
dont il s’occupait. C’était un homme sans grande culture, mais fort

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