L'épopée d'amour
ligne.
– La formule d’incantation ! gronda-t-il [27] .
Il était à ce moment dix heures du soir. Le silence était profond au dehors.
Le laboratoire, vaste de proportions, était noyé d’ombres. Vaguement, l’immense manteau de la cheminée au-dessus des fourneaux encombrés de creusets et de cornues prenait l’allure d’un monument funèbre ; sur des rayons, les masques de verres, les fioles, les bocaux reluisaient confusément. Au centre, la lumière plus vive de deux flambeaux qui brûlent ; la table de marbre ; sur la table, le cadavre allongé, tout raide, avec des teintes livides ; près de lui, le livre cabalistique ; et penché sur le livre, le mage Ruggieri qui attend, immobile…
Comme minuit approchait, il alluma cinq autres flambeaux, ce qui faisait sept en tout.
Il les plaça sur le parquet dans l’angle du laboratoire tourné à l’est. Les flambeaux étaient placés en fer à cheval dont l’ouverture se trouvait donc tournée vers l’ouest, et formaient un demi-cercle dans le coin, un demi-cercle appuyé à l’est. Dans ce demi-cercle de lumière, Ruggieri se plaça debout, tourné vers l’intérieur du laboratoire, c’est-à-dire regardant l’ouest, qui est le lieu de ténèbres, par rapport à l’est d’où vient la lumière.
De la main, il traça dans l’air un cercle, comme pour s’enfermer.
Puis, devant lui, à ses pieds, au milieu des deux branches du fer à cheval formé par les sept flambeaux, il enfonça profondément son poignard dont la garde formait une croix.
Alors, tirant un chapelet de son pourpoint, il en détacha douze grains qu’il plaça en cercle autour du poignard dressé comme une croix. Les sept flambeaux figuraient sans aucun doute les sept jours de la semaine, et les douze grains, les douze mois de l’année.
Enfin, le livre dans la main gauche, la main droite placée devant lui, le bras tendu vers l’ouest, le mage attendit.
Minuit commença à sonner ses douze coups lents et sonores, voilés de tristesse…
Au sixième coup, Ruggieri prononça la formule d’une voix calme, forte et grave.
Les vibrations du douzième coup de minuit résonnaient encore sourdement dans les airs, lorsqu’il vit à l’autre extrémité du laboratoire une forme blanche qui, d’abord indécise, se précisa rapidement jusqu’à dessiner une silhouette humaine.
Nous ne disons pas que cette sorte de vapeur blanche apparut dans le laboratoire.
Nous disons que Ruggieri la vit.
Ses traits s’étaient comme pétrifiés. Sa main gauche parfaitement immobile supportait, sans la moindre apparence de fatigue, le livre à couvercle de bois et à fermoir de fer très lourd. Son bras droit était tendu vers le même point, sans qu’il éprouvât le moindre fléchissement, alors qu’il est presque impossible à un homme de demeurer dans cette position plus d’une quarantaine de secondes. Ses yeux enfin s’étaient convulsés comme au moment où, dans la tour, près de Catherine, il avait vu le corps astral de son fils se balancer dans l’espace.
Alors, d’un pas saccadé, Ruggieri sortit du cercle formé par les flambeaux et la croix.
Et il s’avança vers la forme blanche qu’il voyait.
Il ne faisait guère qu’un pas par minute, et chacun de ses pas s’accomplissait avec la raideur lente et sans arrêt d’un mécanisme.
Au bout de douze pas, il s’arrêta et demanda :
– Est-ce toi, mon enfant ?…
Il ne vit pas les lèvres de l’apparition remuer. Aucun son ne frappa ses oreilles. Mais il entendit en lui-même, et très distinctement, la réponse :
– Pourquoi m’avez-vous appelé, mon père ?
Ruggieri se remit en marche ; son bras droit n’avait pas changé de la position qu’il avait prise depuis une quinzaine de minutes. Alors, à mesure qu’il avançait, il vit l’apparition reculer ; le corps astral essayait de le fuir ; mais lui le poursuivait ; en sorte que, par suite d’une évolution, Ruggieri se vit à la place qu’occupait d’abord la forme blanche, tandis que la forme elle-même se trouvait rapprochée du cercle des flambeaux.
Ruggieri continua à marcher, revenant cette fois sur le cercle.
L’apparition se trouvait près du poignard entre les deux branches du fer à cheval lumineux.
Alors, Ruggieri parla de nouveau. Il dit :
– Mon enfant, il faut entrer.
Il vit la forme blanche s’agiter violemment. Et comme tout à l’heure, en lui-même, il entendit :
– Pourquoi ne me laissez-vous pas à
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