Les 186 marches
tranche de pain à sa meilleure amie, ce jour-là, elle a su rire, ce jour-là, elle a composé un poème, croqué la surveillante sur une marge de journal… Ce jour-là, comme tous les autres jours, comme toutes les autres heures, elle avait peur.
Ce jour-là…
Mais ce jour-là n’est pas un fait historique. Peut-être demain, grâce à ces « jours-là », pourra-t-on recréer les faits historiques. Cet « additif », beaucoup de déportés de Mauthausen l’ont ressenti comme une gifle plus cinglante encore que l’erreur de la thèse, et il y aurait beaucoup à dire ou à écrire sur la phrase : « Un seul point de contestation est apparu… »
Pourquoi, me direz-vous, insister tellement sur cette thèse ?… Tous les auteurs commettent obligatoirement des erreurs ? Vous-même… ? Bien sûr ! Si Olga Wormser-Migot avait publié un « rectificatif » et non un « additif », si Olga Wormser-Migot avait reconnu l’objectivité du travail historique de Pierre-Serge Choumoff, je n’aurais jamais abordé ce problème. Mais Olga Wormser-Migot n’a pas daigné avouer qu’elle avait commis une erreur… Et puis…
Et puis… il y a R…, ce grand diable de bonhomme au sourire paisible.
Un jour, R… est entré dans mon bureau à l’O. R. T. F. Je le connaissais depuis dix ans. Il dirigeait un service de la rue Cognacq-Jay. Il s’est assis, a hésité :
– J’ai été déporté à Mauthausen et…
R… comme beaucoup d’autres déportés, n’aimait pas aborder cette période de sa vie.
– Tu sais, depuis dix ans, je voulais te le dire… On m’a dit que tu prépares un bouquin sur Mauthausen. Si je peux t’être utile…
Nous nous sommes revus plusieurs fois, longuement.
– Non, je ne t’apporterai rien de plus que les autres sur le travail… le quotidien, mais en revanche, je peux te fournir un témoignage irréfutable sur la chambre à gaz… parce qu’il ne faut pas laisser propager de tels doutes, de tels mensonges. Moi je sais qu’elle existait, j’ai vu deux ou trois groupes, avec des femmes, descendre les marches, mais surtout j’ai connu un type… un jeune Hongrois qui a travaillé quelque temps au crématoire. Plusieurs fois il est allé vider la chambre à gaz (1). Il me Ta raconté. Je ne sais pas grâce à quelle combine il a pu quitter Mauthausen où il n’était qu’un mort en sursis, pour Gusen. C’est lui que je dois retrouver. J’ai déjà écrit à des amis hongrois. Je te le retrouverai.
Plusieurs mois ont passé ; puis un jour, l’année dernière, le téléphone a sonné :
– R… s’est suicidé.
– Suicidé ?
– Oui. Il s’est enfermé dans son garage. Il a calfeutré les portes. Il a mis le moteur en marche. Le gaz d’échappement…
★ ★
Chaque année, des milliers de visiteurs, pâles, recueillis, stupéfaits, parcourent ce labyrinthe de la mort qui se cache dans les sous-sols du bunker et de la « nouvelle » infirmerie. Je suis allé six fois à Mauthausen et, à chaque voyage, j’ai été frappé par la dignité de ceux que l’on est bien obligé d’appeler des touristes. Ici, dans les caves de Mauthausen, on oublie souvent de sortir son appareil photographique… alors que dans d’autres camps ! Et nul ne s’y trompe : là, au bas des marches, à gauche dans le recoin des murs, cette pièce de quatre mètres sur quatre, cernée par trois « cagibis », c’est bien la chambre à gaz. Deux portes blindées dont le puissant système de verrouillage (doubles leviers pour assurer l’étanchéité) est encore en place. Porte blindée avec son judas d’observation. C’est le modèle type, avec sa cellule à gaz extérieure, en tout point comparable à la chambre à gaz de Natzweiller-Struthof. Il suffit d’être là, tout contre la porte, de fermer les yeux quelques secondes avant de les rouvrir pour ressentir, pour comprendre. Qui oserait douter (1) ? Qui oserait douter surtout en examinant, ligne à ligne, les témoignages patiemment rassemblés ou recueillis par cet ancien déporté de Mauthausen et de Gusen, Pierre-Serge Choumoff qui, dès le premier chapitre de sa monographie, donne la parole « aux mieux placés » : les S. S. (déclarations sous serment au cours de différents procès pour crimes de guerre) (2).
(1) Le docteur François Wetterwald, médecin au Revier d’Eben-see a rencontré plusieurs fois Franz Susok, le détenu qui avait dirigé pendant quatre ans les fours crématoires de
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