Les amants de Brignais
le service –, tout était vacarme râpeux, vociférations, hoquets, mouvements vifs souvent achevés par des heurts de poing sur les plateaux abondamment garnis. Bien que le jour entrât pleinement dans la grand-salle, on en avait illuminé les quatre couronnes de fer : le suif et la cire débordant des bobèches tombaient sur les nourritures et les tabliers (263) encore blancs, et parfois sur les mains tendues vers un hanap, un gobelet, une cuisse ou une carcasse de volaille.
La nudité des murs avait surpris Tristan. Garcie du Châtel, affable et disert – puisqu’il semblait surtout s’adresser à la mariée – s’était flatté d’avoir donné des ordres pour que les tapisseries qui les revêtaient fussent découpées et converties en flancheries (264) il advenait que le vent du dehors, fluant par les fenêtres aux vitraux déchiquetés, atteignît la cheminée où le grand feu à cuire les moutons craquait comme si dix lépreux, cliquette en main, eussent dans l’ombre annoncé leur venue. Alors, un buisson de flammes barbelées d’or envahissait tout l’âtre et les visages des malandrins prenaient plus de relief et de mauvaiseté.
« Attendre, voir, espérer », se répétait Tristan.
De l’autre côté de la table, Jean Aymery, la barbe en friche, souriait. Jean Daalain, son capitaine, lui jetait des regards qu’on n’accordait qu’aux dieux. Tiercelet, lors de leur petit tour de Brignais, avait prétendu qu’Aymery était apprécié en raison de son « esprit de justice ». En fait, il ne différait guère d’un Thillebort. Peu avant le début de la festivité, il avait botté le séant d’un de ses hommes qui ne glissait pas assez vélocement un siège sous le sien. Sa violence, tout aussi évidente que le nœvus, large et long comme une feuille de saule rouge, collée sur le dessus de son crâne précocement dégarni, n’admettait ni reproche ni résistance ; elle n’excluait pas des périodes de bénignité qui se traduisaient en bienfaits (265) . Ainsi, et pour la rassurer sans doute sur son sort, il révéla d’un trait à Oriabel que l’avant-veille, il avait libéré une mère et son jeune fils avant qu’ils n’eussent été comptés parmi les hôtes de Brignais.
– C’est vrai ! certifia le gros Jean Hazenorgue en cessant de mâchonner un blanc de poulet enduit de sauce poivrade. Il a dit que la dame ressemblait à sa mère et que l’enfant, c’était lui quand il avait son âge. Mais ce n’est pas fini !
Le malandrin se rengorgea pour raconter la suite : on avait accompagné les deux captifs jusqu’à Orliénas et, les quittant, Aymery leur avait crié : « Bon vent ! » Et ce n’était pas tout, ajouta Espiote d’une voix plaintive, en s’ingérant dans l’entretien – ce qui eut pour effet d’irriter son compère.
– Non, ce n’est pas tout !… En revenant à leur cité de Chaponost, ils ont été attrapés par Yvonnet Bachelin, écuyer de chez nous, et ses hommes. Ils ont abusé des deux, malgré qu’ils leur aient dit qu’Aymery les avait graciés !
– Combien étaient-ils ? demanda Tiercelet.
– Dix en comptant Bachelin, répondit Jean Aymery. Je les ai fait tous pendre après qu’on leur eut fourré le corps du délit dans la bouche.
Jean Daalain, face brune, glabre, sous un chaperon de feutre sinople, haussa une épaule et vida son hanap. Il devait exécrer les pleurs et les supplications tout autant que les accès de chari té de son chef. Aymery, voulant prouver sa magnanimité, prétendit qu’il avait, malgré cet incident déplorable, fort bonne estime de sa piétaille, au point de la récompenser en lui livrant de temps à autre des captives dont il avait dédaigné de s’occuper le premier.
– J’ai mes faiblesses… Pas vrai, toi ?
Daalain acquiesça sombrement et l’attention de Tristan fut détournée par l’apparition de deux servantes.
Elles avançaient l’une derrière l’autre, tenant par les mancherons un bard apprêté de velours qui, au Mont-Rond, avait dû être employé au transport des pierres. Sur l’étoffe cramoisie filmait une immense lèchefrite de cuivre contenant un mouton rôti. Une robe de lin verdâtre habillait ces deux femmes. La première, une grande blonde ébouriffée, avait des meurtrissures au cou et à la commissure d’une lèvre ; l’autre, brune, coiffée presque à l’écuelle, clignait de l’œil sous un sourcil gonflé ; ses bras nus portaient des tavelures
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