Les amants de Brignais
dommage, pour moi, que tu doives nous quitter si Tiercelet ne m’a pas préparé un piège à Givors !
Une petite toux les fit se retourner. Tiercelet :
– Je n’oserais jamais, Naudon, tu le sais bien !
Tristan éprouva une infinie sensation de froid. Son sang s’était gelé. La peur ? Non : la frayeur. S’ils échouaient, Tiercelet et lui, la vengeance de Bagerant serait d’une horribleté sans égale. Du coin de l’œil, il vit qu’Oriabel offrait au routier un visage serein et se merveilla de son courage.
– Je ne me fie à personne, Tiercelet… Tu le sais !
– Tu t’es fié à moi, pourtant, quand je t’ai sauvé la vie !
– Encore !
Bagerant ignorait la gratitude. Son esprit ne se composait que de sentiments bruts, élémentaires et ténébreux. Il jouissait pleinement de se sentir en équilibre au-dessus de l’enfer. Il éprouvait même, ce faisant, cette sorte d’ivresse et de plénitude qui lui fournissait ainsi qu’à tous les Tard-Venus de Brignais le sentiment d’une existence parfaitement vécue et d’une ambition soigneusement aboutie.
Tristan ne disait mot. En lui vibrait la haine. La haine d’Héliot spécifiquement. Il savait quelle joie ani male gonflerait son cœur lorsqu’il parviendrait à l’occire.
Bagerant alentit le pas de son cheval.
– Toi, Castelreng, tu frémis comme ce coursier lorsqu’il est prêt à prendre le galop.
Insoucieux du roncin noir, nerveux, qui l’observait placidement, Tristan retrouva dans les yeux du malandrin la même expression de félicité sensuelle qu’il avait surprise dans ceux de l’écuyer.
– Héliot est une vipère.
– Ah ! Ah !
– Je le tronçonnerai si l’occasion m’en est offerte.
Bagerant immobilisa sa monture, et tandis que le routier en caressait la crinière échevelée, Tristan se sentit menacé – non pas dans l’immédiat mais à court terme.
– J’aimerais te voir l’affronter.
– Pour que tu assistes à notre estekis 72 , il faudra que ton écuyer me provoque.
– Ça viendra. Il te hait autant que tu le hais.
Tristan s’abstint de poursuivre. Cet échange suscitait en lui une fièvre si forte qu’Oriabel semblait en éprouver les effets : elle lui serrait le bras sans vigueur mais avec une insistance pénible tandis que sans crainte – pour une fois –, elle jetait un regard furtif sur le visage tiré de Bagerant, sur ses paupières basses – sournoisement basses. Quand le routier les releva, il riait :
– Je n’ai jamais rencontré, Castelreng, un outrecuidant comme toi.
Il se dressa sur ses étriers. Son cheval fit un petit bond comme pour exiger qu’il se remît en selle. Quand il y fut, le noiraud encensa et s’ébroua.
– Oui ! Oui !… On va y aller.
Une caresse sur l’encolure tenta de faire accroire, sans doute à Oriabel plus qu’à ses compagnons, que l’homme qui l’accomplissait n’était que douceur et mansuétude.
– Bientôt, dit-il en mettant pied à terre et en abandonnant le cheval à un Tard-Venu de passage. Bientôt, ma belle, il se peut que tu sois veuve.
Oriabel demeura figée, impassible.
– Tu peux partir, dit Tiercelet, indigné. On connaît les lieux.
– Je m’en doute. Vous y avez cherché des brèches !
Puis, avec prestesse et pour clore l’entretien, Bagerant tendit les bras vers la cour où passaient des femmes portant des plats, des pichets, des piles d’écuelles. Toutes étaient bien vêtues, sans sonnailles aux pieds.
– Allons voir le tinel où nous mangerons. As-tu faim, ma belle ?
– Un peu…
Oriabel avait rougi. Tristan sentit sa petite main saisir la sienne et la serrer très fort.
X
Plus les rires sortaient des gorges avinées, plus Tristan se sentait atteint d’une mélancolie à laquelle s’ajoutait une forte part de méfiance. Il ne suffisait plus qu’il contemplât Oriabel en hâte pour se guérir de cette inquiétude tantôt grave et lisse comme une eau dormante, tantôt plus aiguë que son couteau. Bien au contraire. Chaque regard, chaque sourire que son épouse lui adressait aggravait ce mal sans remède. Il devait feindre d’être heureux : il s’y efforçait pour elle autant que pour les convives de ce banquet dont ils étaient, à leur corps défendant, les personnages essentiels.
Bagerant se tenait à la dextre du marié, Tiercelet à la senestre de l’épousée. Autour d’eux – la table formait un carré brisé en un seul lieu, pour simplifier
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