Les amants de Brignais
bleuâtres. Elles souriaient : quelqu’un les y avait contraintes. La blonde avait vingt ans, l’autre était plus âgée ; c’étaient assurément deux dames de bonne race ; la persuasion que l’on pratiquait à Brignais en avait fait des serves, et la male chance des putains.
– Ignore-les, conseilla Tristan à Oriabel. Il ne faut rien créer qui ne soit irréparable. Mange, bois, prends des forces… Tu sais qu’il nous en faudra ! Ne regarde pas trop ce salopiaud : il pourrait se méprendre sur tes sentiments.
Promu écuyer tranchant, Héliot se délectait à désosser et découper les viandes dorées ou saignantes, mais surtout à les pénétrer de son long couteau. Il advenait qu’il se léchât les doigts. Ensuite, sans les essuyer à la touaille accrochée à sa ceinture, il rempoignait le cuissot ou le rôti avec une sorte de gravité tout aussi malséante que s’il avait saisi le Nouveau Testament pour en lire, soudain, quelques versets. Il vit en souriant venir les deux captives. Après avoir posé leur bard sur le pavement, elles placèrent l’énorme lèchefrite au mouton sur la table où il officiait. Il les menaça de son arme et fit un geste éloquent vers son sexe tandis que, reprenant les mancherons de la civière, les deux femmes s’en allaient d’un pas vif, non sans être patouillées au passage par Thillebort et Bertuchin, qui annonça gaiement :
– Pendant que nous fêtons ce mariage, la Fleur des Chevaliers rassemble ses hommes d’armes !… Pauvre niais ! Jamais il n’en comptera autant que nous !
C’était ainsi qu’on appelait Jacques de Bourbon, comte de la Marche.
– Nous cueillerons cette fleur-là, promit Jean Aymery. Plutôt que de vouloir nous anéantir ces jours-ci, il serait mieux avisé de s’allier à nous. Je le maintiendrais dans ses titres et prérogatives et ce royaume malade nous appartiendrait.
Tristan se sentit observé. Bagerant. Il ne lui fournirait aucune occasion de discorde. D’ailleurs, n’appartenait-il pas, jusqu’à preuve du contraire, à cette confrérie de truands tout aussi voraces de pouvoir que de mangeaille ?
– Nous aurions dû assaillir Lyon, dit Pierre de Montaut. Souviens-toi, Aymery : je te l’ai conseillé quand nous sommes arrivés à Francheville.
– Mon ami Gohier, qui est charron à Lyon et vint me voir à Francheville, m’a dissuadé d’entreprendre ce siège car les bourgeois et les gens d’armes s’apprêtaient à nous recevoir !… Ils avaient même renoncé à donner leur Fête des Merveilles… À sa place, ils ont fait une procession pour implorer l’assistance divine tandis que deux mille maçons fortifiaient les murailles !… Nous avons bien fait de contourner cette cité, crois-moi !
– Il est vrai, dit Garcie du Châtel, que depuis que les manants de Charlieu ont repoussé les compagnies, la méfiance l’emporte trop sur la vaillance !
Pierre de Montaut secoua sa tête longue, presque chevaline. Il avait le visage ras, sombre, comme barbouillé de brou de noix. Il appartenait, selon Tiercelet, à une autre espèce que le Petit-Meschin – absent de ce repas – ou Thillebort : dès le moment que son écuelle était pleine, il rotait de satisfaction. Son voisin. Garcie du Châtel, se pencha :
– Nous ne tenons à rien en ce qui te concerne, Castelreng, sinon que tu nous montres, au cas où Bourbon et ses batailles surviendraient, comment tu tiens ton épée… Je te surveillerai… J’ai l’œil à tout ce qui se passe… surtout dans les pires mêlées ! Ton ami le mailleux ne te l’a-t-il pas dit ?
Tristan acquiesça. Il savait sur Garcie du Châtel tout ce qu’il fallait en savoir. Nonchalant ailleurs que dans les chevauchées où il se plaçait en tête, agréable envers les compagnons peu voyants hors des échauffourées et des assauts, attentif aux blessures qu’ils y recevaient, il savait entretenir l’admiration des pires coquins de son armée : alors que ses compères profi taient des bonnes prises de guerre alignées soigneusement, à leur intention, lors des conquêtes des hameaux et des cités, il avait ses largesses, offrant aux plus déshérités de la nature mais les plus hardis dans la presse et les échelades, les femmes qu’il appelait de premier choix, dont il eût pu user et abuser. Son cœur ne battait vraiment que devant les fillettes qu’il égorgeait après les avoir déflorées, moins par goût du meurtre, prétendait-il, que pour se
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