Les amants de Brignais
amigos !
Sous le poudroiement d’une petite pluie soudaine dont les gouttes, teintées aux feux, semblaient les pleurs d’un ciel percé de mille dards, il y avait, tassant les cailloux sous leurs semelles, des Allemands aux longs cheveux, les oreilles chargées d’anneaux et de pendants arrachés à celles des femmes ; des Flamands aux barbes fourchues, accoutrés de draps de prix lacérés ou graisseux ; des Gallois au torse couvert de peaux d’ours ; des Brabançons narquois, vêtus de mailles qu’ils n’ôtaient jamais, ternies par la sueur et souillées de traînées roussâtres, et d’autres, issus des quatre coins de l’Empire, s’engageant dans la guerre pour obtenir fortune et gloire, et n’y recevant que coups sanglants. Tiens, ceux-ci qui arboraient des lions sur leur poitrine, c’étaient des Hannuyers 47 ; ceux-là ne pouvaient être que des Gascons et des Navarrais, la pire engeance des mercenaires, avec des yeux d’acier sur leurs faces naïves et qui, se défiant de tout et de tous – sauf de Dieu – avaient conservé leur épée au flanc : une arme qu’ils poignaient jusque dans leur sommeil tant ils étaient craintifs, hormis à la bataille.
« Et ceux-là !… Une poignée de Bouâmes 48 ! »
Il les avait reconnus aux longs morgensterns 49 qu’ils agitaient comme des pilons immenses.
Il y avait aussi maints Picards et Manceaux, les plus d’être décervelés lors d’une querelle, ils avaient conservé leur barbute ou leur chapel de Montauban leur bassinet ou leur camail. C’étaient là les preux de armées vaincues lors de cette longue guerre entrecoupée de trêves rompues ; une guerre où ces Français méprisables s’étaient ralliés à l’ennemi pour profite, avec lui des avantages de leur déconfiture, oubliant du même coup, avec une incroyable aisance, leurs compagnons d’armes meurtris et, s’ils avaient une famille leurs parents exterminés, leurs femmes, leurs pucelles et leurs garçons violés avant que d’être occis dans des tourments sans nombre.
– Ces hommes-là sont ceux que je maudis le plus.
– Ce sont les alliés d’Edouard d’Angleterre.
– Ils l’ont servi copieusement. Il se pourrait qu’ils le servent encore. D’ailleurs, en quelque sorte, ils règnent sur la France.
– Peuvent-ils amener Edouard III à Paris ?
– Hélas ! Oriabel…
Ils avaient chuchoté. Tristan soupira encore et reprit, sensible à la pression des petites mains sur son ventre :
– Il faudrait accomplir l’union de tous ceux qui veulent le malheur des Goddons et des routiers.
S’exprimer ainsi n’atténuait ni son dégoût ni son affliction. Au vrai, ce n’était plus contre les pernicieux effets de ces milliers de présences putrides et inévitables qu’il luttait, c’était contre une détresse insidieuse. Elle commençait à ébranler une sérénité, une confiance en soi qu’il avait crû indestructibles. Certes, il disposait d’un remède à cette angoisse : Oriabel. Pour chaste qu’elle fut, son étreinte l’aidait à se revigorer. Mais jusques à quand ? Elle lui avait ouvert et sa foi et son cœur. Elle lui laissait entrevoir des richesses dont il n’avait point soupçonné l’existence.
Toutefois, pour en profiter, il leur faudrait fuir. Or, comment de jour ou de nuit traverser cette tourbe homicide ?
– L’union, m’amie… Et qu’elle soit immense !… Déclarer nul le traité de Brétigny (1) 87 . Certes, on parle çà et là d’un certain Guesclin qui soi-disant mène la vie dure aux Goddons, mais il n’est qu’un routier lui-même : il guerroie avec des procédés et des cruautés qui font la renommée d’un Bagerant… Vaincrait-il les truands qui sont ici ce soir, bien établis sur cette pente et certainement sur les autres ?… J’en doute fort.
Oriabel se taisait. La pesanteur de sa frayeur, Tristan la sentait contre son dos, contre la boucle de sa ceinture où elle avait lié ses mains. Il ne pouvait la rassurer. L’âcre et puissante odeur de ces fauves à face humaine lui donnait la nausée. Son cœur sautait dans sa poitrine. Il devait puer de sueur, lui aussi.
« À Brignais, point de ruse possible, messire Guesclin !… Aucun arbre derrière lequel se mucer, sauf ceux que j’entrevois là-haut ; point d’amas de rochers parmi lesquels s’encoudre et se catir 50 … Aucune large poussée de chevalerie : les fossés que j’ai vus la rendent impossible ! »
Mais
Weitere Kostenlose Bücher