Les amants de Brignais
soudrilles barbus, guenilleux, certains ivres et chancelants et, au-delà de leurs rangs vacillants, sur tous ces autres assemblés en rond, au plus clair de la lumière et qui jetaient des osselets, des dés, des jonchets sur le plat d’une roche ou le revers d’un bouclier ? Oriabel ne les regardait pas : Tristan sentait son front entre ses omoplates et parfois les frissons qui la traversaient.
– Tu ne dis rien, mon bon compère ! observa, rieur, Tiercelet. Je t’avais raconté comment nous vivions : mangeaille, chants et jeux de toute espèce…
Il s’interrompit tandis que Tristan imaginait les femmes vivant là en capture de guerre, avec toutes les conséquences de cet état, précipitées moqueusement, irrémédiablement, sur cette pente fourmillante d’hommes. On prétendait que lorsqu’une colombe se trouvait prise dans les serres d’un gerfaut ou d’un aigle, une paralysie s’emparait d’elle, qui lui ôtait tout sentiment. Elle se résignait à son sort… Cela pouvait-il être vrai pour les prisonnières ? Non ! Non ! Ces ébattements-là 43 n’étaient que des jeux funèbres. Il eût occis Oriabel plutôt que de la savoir destinée à des étreintes pareilles.
– Il n’y a pas de femmes au sommet pour les ribauds de ton espèce, Tiercelet, ricana Naudon de Bagerant, mais nous avons un charroi de putains proche du château d’en bas – que vous ne pouvez voir d’où nous sommes. Et nous aurons bientôt – promesses du Petit-Meschin – d’autres otages femelles. Toi, Castelreng, si un jour tu es las de ton Oriabel, nous trouverons à l’employer… Ta dette envers moi s’en trouvera effacée !
Tristan s’irrita d’autant plus que toute réponse acerbe eût réjoui son créancier. Oriabel frémissait et le serrait très fort. Ils se marieraient le plus tôt possible, et peu lui importait que ce fut devant un clerc à la conscience rouge. Malheur à quiconque oserait porter la main sur son épouse !
– Je parlerai à tous pour qu’on vous laisse en paix. Cependant, il m’advient parfois de m’absenter et il y a moult fornicateurs parmi nous.
– Je veillerai sur elle, dit Tiercelet, comme je veillerais sur ma fille.
– Hé ! Hé ! fit Bagerant. Tu n’es pas, mon compain, dispensé d’un inceste !
« Tant d’hommes ! » songea Tristan, courroucé.
Sa déconvenue s’aggravait. Il savait, pourtant, que les routiers composaient une armée redoutable. Ne les ayant jamais approchés, il ne s’était pas privé d’affirmer qu’il devait être aisé de les tailler en pièces pourvu qu’on fût en nombre sous un commandement plus clairvoyant qu’héroïque. Il en doutait maintenant. Il y avait autour de lui la plupart des destructeurs du Berry, du Nivernais, de la Bourgogne et de bien d’autres lieux du royaume de France ; des milliers de fredains (1) 80 hilares et dispos, prêts à recommencer les meurtres et pillages pour peu qu’un de leurs chefs leur en fournît l’occasion. « Qui vais-je voir ? » Les noms d’odieux aventuriers entendus çà et là, soit à Paris, soit sur le chemin d’Auxerre, tintaient lugubrement dans sa tête ; les grands, d’abord : Robert Knolles, Eustache d’Auberchicourt et, bien qu’il s’en fût assurément défendu, Arnaud de Cervole, l’Archiprêtre ; et les petits, ceux qui avaient fondé la Grande Com pagnie dans les plaines de Champagne lors de l’été 1359 : le Petit-Meschin, Seguin de Badefol, Garsiot ou Garcie du Châtel, Bérart d’Albret et quantité d’autres dont on ne comptait plus les méfaits tant ils étaient nombreux 44 ; par crainte aussi, simplement en y songeant, d’en provoquer de plus terribles que ceux dont on avait connaissance. Ce qu’il avait appris, lui, Tristan, c’était qu’au début de juin 1360 45 , quatre mille routiers avaient pénétré en Bourgogne et s’étaient rués sur la Franche-Comté. Vesoul avait été ravagé. Pendant ce temps, Garcie du Châtel dévastait Nevers et les environs de Saulieu, tout heureux que Jean d’Armagnac, qui en avait la défense, fût à Paray-le-Monial, à quelque trente lieues. Au début de l’automne, la Grande Compagnie avait marché sur Avignon dans le désir de rançonner le Pape et les cardinaux, et fin décembre 46 , Pont-Saint-Esprit lui appartenait (1) 81 . S’éloignant les unes des autres pour piller, se réunissant pour combattre, ces troupes avaient répandu partout le sang, le feu, l’épouvante. Le Pape
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