Les amants de Brignais

cuves mise,
    L’aue bouillant fet aporter
    Où li sénescal deust entrer.
     
    –  Plus fort ! hurla un homme. Plus fort ou je t’étripe !
    Le vacarme s’aggrava de quelques « Plus fort » ; le « Je t’étripe » devint « On t’étripe ». La voix était si jeune que Tristan n’aurait su dire si c’était celle d’une fille ou d’un jouvenceau. Elle tenta de forcir :
    La dame vint parler au rei,
    Et il la mist de juste sei ;
    Sur le lit al seigneur couchèrent,
    Et déduisirent et devisèrent… (1) 88
     
    –  Plus fort ou je t’étripe !
    Il y eut un cri. Ce fut l’instant choisi par Bagerant pour s’engager sous l’escalier et pousser toute grande la porte qui s’y trouvait.
     
    * * *
     
    La pièce était immense, aussi large que longue. Appendus sans recherche au plafond de bardeaux, charpenté comme une carène renversée, des luminaires de toute sorte répandaient leurs lueurs et leurs gouttes de suif sur une table de dimensions si énormes et d’une épaisseur telle qu’on eût dit l’abattant d’un pont-levis. D’un coup d’œil, Tristan aperçut une abondance de couverts, d’aiguières, de pichets ; un tonnelet ; des hommes dont les mailles, les pourpoints cloutés et les fers luisaient dans les buées et les fumées d’une cheminée rutilante, et çà et là des chairs nues : épaules, seins dodus, bras sur lesquels coulaient des chevelures. Une chaise ou un banc tomba, un rire s’acheva en pleur ; une voix cordiale ébrécha le tumulte et un homme en cotte d’armes sur son jaseran déchiré aux coudes s’avança simplement vers le seuil :
    – Bagerant !… Tiercelet !… Vous méritez vos noms de Tard-Venus pour vous montrer à la mi-nuit !… Mais qui sont ces deux-là ?
    La voix, dans la question, était demeurée avenante, quoique nuancée d’une certaine hauteur. Celle de Bagerant fut condescendante :
    – Des amis… Tristan de Castelreng, un seigneur dévoyé autant que nous le sommes… Il s’est escampé avec Tiercelet de la geôle où notre brèche-dent l’avait rejoint…
Bien ! Bien !… Dis donc, gars de Chambly, vois mes coudes… Va falloir que tu me refasses en bonnes mailles… Et elle, qui c’est  ?
    Défiant le regard qui venait de la dénuder, Tristan posa sa dextre sur l’épaule d’Oriabel :
    – Ma fiancée.
    – C’est à Brignais, dit Bagerant, qu’il m’a promis de l’épouser.
    Le routier sourcilla. « Bien ! Bien ! » fît-il alors que son regard, toujours collé à la poitrine d’Oriabel, exprimait une déception à la mesure d’un appétit qu’il se savait d’emblée tenu de refréner.
    – Amis, déclara Naudon de Bagerant, je vous présente Garcie ou Garciot du Châtel (1) 89 .
    Tristan s’inclina cérémonieusement, appuyant sur le dos d’Oriabel pour qu’elle en fît autant.
    – Ton visage me plaît, dit le chef de route. Sois le bienvenu. Elle aussi.
    Tout à coup, un homme en froc de bure fut auprès d’eux :
    – Hé là !… Serait-il question de mariage ?… Par le sel de mon baptême, c’est bien la première fois qu’on emploie un tel mot dans ce tinel (1) 90 . Je vous marierai à la chapelle d’en bas, bien qu’elle soit nue et laide… Il me faut ajouter que les chanoines de Saint-Just en avaient négligé l’entretien.
    « D’où sort-il celui-là ? » se demanda Tristan.
    Il y avait un Christ accroché à un mur, non loin de là. Sans croix. Les routiers s’étaient exercés sur lui à l’arc et au couteau. Du front aux pieds, il était hérissé de flèches et de lames.
    – À faire pleurer de jalousie Sébastien ! ricana Bagerant. Mais tu vois, Castelreng, je t’ai parlé mariage et voilà un miracle : notre bon presbytérien, Angilbert le Brugeois, célébrera votre union !
    Le clerc grassouillet, au visage aimable, se pencha devant Oriabel avec un respect certainement insincère. Bagerant ricana en tapotant de sa main dégantée, la tonsure luisante de sueur :
    – Même chez nous, vois-tu, pucelle, il prend grand soin de sa rognure ! Elle est si bien polie par le fil du rasoir que tu pourrais te mirer dedans !
    – Place ! Place !… Et qu’on se taise !
    Serrant Oriabel contre lui tandis qu’il avançait derrière Bagerant et Tiercelet, Tristan s’aperçut que le religieux portait une miséricorde à sa ceinture, toute proche d’une croix de bois qui en heurtait le fourreau. Un moine guerrier. Cette engeance de clercs affriandés de