Les Amants De Venise
pensif.
« Comment et quand avez-vous découvert tout cela ?
– Quand ? Cette nuit même, monseigneur, puisque c’est
aujourd’hui que je vous apporte mon rapport. Comment ? Par des
hypothèses, des inductions, de vagues indices qui m’ont enfin amené
à assister sans être vu à une réunion des conjurés.
– Où cela ?
– À bord du vaisseau amiral.
– Parfait ! admirable ! Ah ! nous allons en
découdre !…
– Et pour quel jour la chose ?
– Pour le 1 er février, monseigneur !
– La date qui m’a été indiquée par Altieri comme la plus
favorable !…
– Nous avons quelques jours devant nous pour faire avorter
toute cette misérable émotion d’ambitieux vulgaires. Monseigneur,
puisque vous daignez me laisser mon franc-parler, voici comment je
verrais l’affaire : le 1 er février au matin, vous
feriez monter la compagnie des archers et celle des arquebusiers
sur le vaisseau amiral qui est désigné pour la cérémonie. Deux
autres vaisseaux choisis par moi et montés par des hommes à moi,
viendront accoster l’amiral au bon moment et menaceront de le
couler. Vous, monseigneur, entouré de vos gardes et de vos
hallebardiers, vous irez jusqu’au Lido pour vous embarquer. Mais au
quai, sur un signe de moi, Altieri et les conjurés qui seront
autour de vous seront saisis. Sans troupes ils ne pourront faire
aucune résistance, et vous n’aurez qu’à rentrer au palais pour
assembler le Conseil et juger, séance tenante les coupables. Mais
d’ici-là, le plus grand silence, la plus grande sécurité pour les
conjurés. Voilà mon plan.
– Je l’adopte », fit le doge.
Gennaro se redressa.
« Monseigneur, dit-il, lorsque vous serez rentré au palais
ducal et que les accusés se trouveront devant le Conseil, qui
prononcera le réquisitoire ? Qui établira la
culpabilité ?
– Le grand inquisiteur : c’est sa fonction.
– Il n’y a pas de grand inquisiteur.
– Ce jour-là, il y en aura un, Gennaro. Mon premier acte,
en entrant au palais, sera de désigner le successeur de Dandolo… Je
n’ai pas besoin de vous le nommer, je pense. »
Gennaro s’inclina profondément.
« Allez, dit le doge d’une voix calme ; allez, mais à
toute heure de jour et de nuit, vous entrerez chez moi avec ce seul
mot :
pont des Soupirs,
que vous donnerez à mon valet
de chambre. Complétez vos renseignements, achevez votre liste, ayez
l’emplacement exact choisi pour chaque groupe de conjurés, sachez
le rôle réservé à chacun, et venez m’informer à mesure, sans perdre
un instant. Allez, Gennaro… songez que vous tenez dans vos mains ma
fortune… et la vôtre. »
Et comme Gennaro allait se retirer :
« Un mot encore… Vous me disiez tout à l’heure que Roland
Candiano doit, selon vous, revenir à Venise ?
– C’est mon opinion, monseigneur, dit Gennaro en
tressaillant.
– Pensez-vous qu’il revienne avant le 1 er février ? »
Le chef de police parut réfléchir.
« En saurait-il plus qu’il ne veut en dire ? »
pensa-t-il.
« Eh bien ? Vous ne répondez pas ?
– Je confrontais des hypothèses, monseigneur. Franchement,
je ne crois pas que cet homme puisse être de retour avant le 12 ou
le 15 février. »
Gennaro se retira sur ce mot en songeant :
« Pare celle-là, si tu peux ! Ah ! tu hésites à
me donner ce que je te demande, alors que je t’apportais la
vie !… Roland Candiano ne marchandera pas, lui !… Et puis
maintenant, quoi qu’il arrive, mon affaire est claire… bonjour,
monsieur le grand inquisiteur. »
Le doge, après le départ de Gennaro, était retombé accablé dans
son grand fauteuil. Les deux mains sur ses genoux, les sourcils
froncés, les yeux ardents et le visage décomposé, il semblait
évoquer quelque terrible spectacle.
Et qui se fût trouvé près de lui l’eût entendu
murmurer :
« Qu’est-ce que toute cette conspiration auprès de la
vengeance que médite Candiano ?… Où est-il ?… Comment
va-t-il me frapper ?… »
Par ces mots, on peut mesurer l’épouvante que Roland Candiano
inspirait à Foscari.
Il se releva pourtant, se composa un visage serein et même
souriant, puis, frappant pour appeler l’huissier, il fit ouvrir à
deux battants la porte de son cabinet, et après s’être assuré d’un
geste rapide que sa cotte de mailles était bien en place sous le
pourpoint, que son poignard fonctionnait bien dans sa gaine, il
entra dans le grand salon. Il vit
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