Les Amants De Venise
Roland Candiano. Ce fut alors qu’il
sortit pour s’occuper lui-même des trois cercueils dans lesquels il
fallait renfermer le corps de Bianca pour le conserver jusqu’à la
date indiquée par Roland, puis pour le transporter à Mestre.
Dans l’après-midi, après s’être entendu avec un menuisier,
l’Arétin assombri par ces divers événements, rentrait à son palais
en gondole, et passa nécessairement devant le palais Imperia.
Il eut soin de se mettre sous la tente pour éviter d’être
vu ; mais comme l’Arétin était un peu femme par le
tempérament, et que la curiosité contrebalançait en lui la peur, il
risqua un coup d’œil à travers les rideaux au moment où sa gondole
passait devant le palais et vit un rassemblement devant la
porte.
« Pourquoi tout ce monde ? demanda-t-il à son
gondolier.
– Votre Seigneurie ne le sait pas ? Il n’est bruit que
de cela depuis ce matin dans Venise : la signora Imperia est
partie.
– Tu es sûr ?
– On vend son mobilier… voyez ! »
Maître Pierre, alors, n’hésita plus et, sortant bravement de la
tente, ordonna au barcarol de le déposer au quai.
Quelques minutes plus tard il entrait dans le palais, non sans
s’être fait confirmer l’étonnante nouvelle ; il se rappela
d’ailleurs que la veille, Bembo, à l’instant où il pénétrait dans
la chambre de Bianca, lui avait dit :
« Rassure-toi… nous allons rejoindre sa mère. »
Le palais Imperia était plein de monde. Une foule de jeunes
seigneurs y causaient avec animation du grand événement : ce
départ d’Imperia, cette vente de ses meubles, de ses bijoux, de ses
œuvres d’art.
Il y avait là aussi des bourgeois qui négociaient avec
l’intendant, et des femmes qu’une curiosité irrésistible avait
poussées dans ce palais dont elles avaient tant entendu
parler ; c’étaient d’honnêtes femmes, et l’on sait assez
l’attrait vertigineux qu’exercent, sur les honnêtes femmes
l’intérieur, les mœurs, les bijoux des courtisanes.
L’Arétin, salué par les uns, saluant les autres, fendit la foule
et finit par atteindre l’intendant. Le digne homme était en train
de tout vendre à vil prix, bien décidé à prendre un chemin
directement opposé à celui de Rome.
L’Arétin fit emplette de quelques objets d’art, et les ayant
expédiés chez lui, assista curieusement à la fin de la vente,
conseillant l’intendant, lui indiquant la réelle valeur des
choses.
Sur le soir, il n’y eut plus que quelques acheteurs, et enfin,
le palais demeura désert, à moitié dépouillé de son fastueux
mobilier, ce qui restait demeuré en désordre, avec une physionomie
de tristesse et d’abandon qui faisait rêver le poète.
Pierre ne manqua pas alors de faire remarquer à l’intendant que
grâce à ses conseils, le prix de cette première journée de vente
s’était sensiblement élevé.
L’intendant connaissait l’Arétin et l’avait étudié comme les
domestiques savent étudier les gens qui fréquentent une maison.
Il lui répondit donc rondement :
« Je le sais,
per Bacco !
je le sais,
monsieur. Et croyez bien que ma gratitude ne se bornera pas à des
paroles. »
Et, désignant d’un grand geste la débandade des
salons :
« Choisissez. »
L’intendant eut ce rire d’aise de l’honnête négociant qui
accorde le bon courtage, alors qu’il ne lui en coûtera pas un
sou.
Quant à l’Arétin, il n’attendit pas une nouvelle invitation, et
sans fausse honte, se mit à parcourir le palais, tandis que
l’intendant l’accompagnait, un flambeau à la main.
Tout à coup, il entra dans une étroite pièce et tomba en arrêt
devant un magnifique portrait.
« Lui ! murmura-t-il. Son portrait
ici !… »
Il y avait peu de temps que l’Arétin savait le nom de Roland
Candiano. Mais ce temps, il l’avait mis à profit, et il en savait
maintenant assez long sur l’homme avec qui, dans la Grotte-Noire,
il avait fait l’étrange marché que l’on sait.
« Savez-vous qui représente ce portrait demanda-t-il.
– C’est le fils de l’ancien doge Candiano.
– Votre maîtresse le connaît donc ?…
– Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que le peintre
qui fit ce travail l’a achevé en quatre mois, y travaillant
assidûment tous les jours.
– Mais, Roland Candiano fréquentait donc alors ce
palais ?
– Non ; le peintre a travaillé de mémoire.
– Je ne connais qu’un homme capable d’un tel tour
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