Les Amants De Venise
personnes
assemblées sur le quai la regardaient avec curiosité.
Alors elle employa ce qui lui restait de forces à écarter le
souvenir de l’horrible nuit qu’elle venait de passer et à
reconquérir un peu de sang-froid.
« La signora est tombée à l’eau ? demandait une
femme.
– Oui, tombée, répondit Imperia en claquant des dents. Y
a-t-il un barcarol qui veuille bien me reconduire chez
moi ? »
Un homme sauta dans la barque en disant :
« On n’est pas barcarol, mais on sait nager tout de même.
Où faut-il conduire la signora ?
– Palais Imperia », répondit la courtisane dans un
dernier souffle.
Et elle s’évanouit à demi.
Le nom d’Imperia circula avec une admirative curiosité dans la
petite foule qui s’était amassée. Mais déjà le gondolier volontaire
faisait force de rames et, bientôt, il emboucha le Grand Canal.
Imperia revint promptement à elle, c’est-à-dire qu’elle revint
au sentiment de ce qui l’entourait. Mais l’ébranlement cérébral de
tant de secousses la maintint dans un état de terreur qui
paralysait sa pensée. La barque filait le long du canal. Les palais
se succédaient sous ses yeux, et elle n’avait plus que la force de
murmurer :
« Oh ! je n’arriverai jamais… plus vite, monsieur,
plus vite, par pitié, vous serez royalement récompensé.
– Madame, dit l’homme, le plaisir d’avoir vu de près la
beauté que toute l’Italie célèbre est une suffisante récompense, et
je n’en veux pas d’autre. »
Imperia regarda cet homme avec étonnement. Il était mal
vêtu : c’était évidemment un pauvre. Et alors ce qu’avait dit
cet inconnu, l’orgueil de cette beauté que les plus riches et les
plus humbles encensaient, mit une flamme de vie dans ses yeux. Elle
chercha ce qu’elle pourrait bien faire ou dire pour remercier
l’homme. Soudain, elle détacha de ses cheveux le magnifique peigne
enrichi de pierreries qui maintenait sa chevelure.
« Pour m’avoir conduit, je ne vous offrirai donc rien, mais
pour le plaisir de ce que vous venez de dire, prenez, en souvenir
de moi. »
L’homme prit le bijou et dit :
« En souvenir de la plus belle parmi les plus
belles. »
Imperia fit un geste de lassitude et se remit à examiner les
palais qui défilaient sous ses yeux. Soudain elle se renfonça, se
tapit dans le fond de la barque en poussant un sourd
gémissement.
« Elle ! »
La barque passait devant le palais Altieri.
Une des fenêtres de ce palais était ouverte.
Et à cette fenêtre, une femme pâle laissait errer sur le canal
un regard mélancolique.
Cette femme, c’était Léonore.
Vit-elle Imperia ?
Il sembla du moins à la courtisane que son regard pesait sur
elle.
Elle joignit les mains avec force et murmura :
« Pardon ! oh ! pardon !… »
Déjà le palais Altieri demeurait en arrière et bientôt la barque
s’arrêta. Imperia vit qu’elle était arrivée. Elle se leva et,
quelques instants plus tard, tomba, défaillante, dans les bras de
ses femmes.
On la mit au lit, on la frictionna, on la réchauffa.
La nature vigoureuse de la courtisane enraya le mal. Dans
l’après-midi de ce jour, enveloppée chaudement, réconfortée par un
bon déjeuner, elle se tenait, seule, dans cette sorte de boudoir où
elle avait reçu Roland Candiano, croyant y introduire Pierre
Arétin.
De tant de secousses différentes, il ne lui restait qu’une
terreur : celle de voir tout à coup apparaître Roland ou
Scalabrino.
Le reste s’enfuyait déjà de son esprit.
Sa fille ?… Elle y songeait vaguement comme une personne
qu’elle aurait connue jadis. Elle s’étonnait d’une seule chose,
c’était d’avoir éprouvé pour elle une affection qu’elle ne
comprenait plus, et qui, d’elle-même, s’était desséchée dans son
cœur comme une plante poussée en mauvais terrain.
Bembo ? Il était certes plus mort dans sa mémoire que
Sandrigo ne l’était en réalité.
Quant à Sandrigo lui-même, elle n’éprouvait, en songeant à lui,
qu’un léger frisson, dernier reste de la grande tempête de passion
de la nuit.
Et maintenant elle comprenait combien peu de place il occupait
en elle.
Mort l’homme, évanoui le plaisir ; elle rejetait Sandrigo
de son esprit, elle le chassait non pas de son cœur, mais de ses
sens.
Ainsi donc, Bianca, Bembo, Sandrigo n’étaient plus que des
ombres.
Mais ce qui demeurait vivant en elle, d’une vie plus puissante,
comme si en lui s’étaient
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