Les Amants De Venise
mère…
– Eh bien, donc, demeurez ici, puisqu’il le faut !
Mais je vous jure que vous serez défendue par nous toutes !…
Allons, ajouta-t-elle, voyant que le désespoir s’emparait à nouveau
de Bianca, laissez-nous faire… Puisque ce n’est pas l’Arétin qui
vous fait venir ici, puisque c’est Bembo seul qui vous menace, nous
trouverons bien le moyen de vous sauver. Calmez-vous… »
Sur les instances de Perina, qui lui jura de ne pas la quitter
pendant son sommeil, Bianca consentit à s’étendre toute habillée
sur le lit. Presque aussitôt, elle tomba dans un profond sommeil
coupé de rêves sinistres, mais qui, malgré tout, la reposa.
Sur le soir, elle se réveilla et vit Perina assise près du lit,
qui lui souriait. Elle se laissa entraîner près de la table sur
laquelle se dressait un repas tout préparé.
Le repas terminé, Perina s’apprêtait à reprendre l’entretien du
matin lorsque retentit la voix de l’Arétin qui l’appelait.
« Je vous laisse un instant seule, dit-elle, mais je
reviendrai dès que mon maître m’aura parlé ; sans doute
veut-il me donner des ordres pour vous. »
Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit et Bianca vit
entrer Bembo. Elle se leva et s’apprêta à une nouvelle lutte.
Bembo, comme on a vu, avait été inspecter la rue, puis,
refermant la fenêtre, s’était avancé vers Bianca.
« Je vois, dit-il avec son mortel sourire, que vous avez
toujours aux doigts ce joli joujou dont je porte les
marques. »
Il montra sa main enveloppée de linges.
Et comme Bianca, suivant sa même tactique, gardait le silence et
se contentait de serrer nerveusement le manche d’or de son
poignard, il reprit :
« Vous tenez de famille. Imperia, votre mère, tua à coups
de poignard l’illustre Jean Davila, dont le Conseil des Dix n’a pas
encore renoncé à trouver l’assassin. »
Bianca eut un frisson d’angoisse, et Bembo s’aperçut que sur ce
terrain de conversation, il était vraiment le plus fort.
Il s’assit à une certaine distance de la jeune fille.
« Vous voyez, dit-il, vous n’avez pas à craindre que je
veuille employer la force, comme je l’ai fait sottement dans la
forêt. Ainsi donc, écoutez-moi aussi tranquillement que je vous
parle. Je dois quitter Venise cette nuit même. Mais avant de m’en
aller, j’ai résolu que vous seriez à moi… Vous serez à
moi… »
Elle secoua violemment la tête et montra son poignard.
« Vous ne comprenez pas, continua sourdement le
cardinal ; vous serez à moi de bon gré. Je vous aime ; je
vous aime comme le dernier des insensés ; et vous, vous me
haïssez. Eh bien, nous accouplerons cette haine et cet
amour. »
Et comme un regard de souveraine audace, un regard empli
d’horreur et de courage tombait sur lui, il fut pris d’un accès de
rage. Sa parole devint pâteuse, ses gestes furent incohérents. Il
bégaya :
« Tu seras à moi, fille maudite, entends-tu… C’est toi-même
qui vas te livrer à mes baisers ! »
Il haletait.
Ses yeux lançaient des éclairs.
Il râla :
« Écoute ! Assez d’hypocrisie, assez de violence
inutile et stupide. Je t’aime, et tu vas m’aimer. Je te donne à
choisir… toi dans mes bras, tout de suite, ou ta mère livrée dans
une heure… »
Bianca poussa un cri déchirant. Elle recula jusque dans l’angle
le plus obscur de la chambre. Bembo demeura où il était.
Il gronda :
« Viens !… »
Elle se renfonça dans son encoignure.
« Bonne fille ! ricana Bembo, qui livre sa mère au
bourreau ! »
Un nouveau cri, plus faible, plus désespéré, jaillit des lèvres
de Bianca. Bembo comprit que la victoire était à lui.
Il avança de deux pas.
« Ô ma mère ! cria Bianca en levant sur Bembo des yeux
rayonnant d’une étrange sérénité, ô ma mère, mourons donc toutes
les deux, puisque la mort seule est notre dernier
refuge… »
En même temps, elle leva le bras et se frappa violemment au
sein. Le sang jaillit à flots.
Elle tomba sur les genoux d’abord, puis à la renverse.
Bembo avait poussé un hurlement sauvage.
Il se rua sur la jeune fille, se jeta à genoux, et de ses deux
mains tremblantes, souleva la tête déjà livide.
Bianca ouvrit un instant les yeux, et ce même regard d’ineffable
sérénité monta jusqu’à Bembo, ce regard chaste et timide, mais
empli d’une assurance lointaine, comme si, dans son entrée parmi
les mystères de la mort, elle eût trouvé enfin le
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