Les Amazones de la République
strictement interdit lâaccès. Y compris à son entourage le plus proche, dont son épouse. Câeût été presque obscène de lui demander dâen visiter les lieux. Dâailleurs, lui seul disposait de la clé de cette porte, un sésame quâil dissimulait dans lâun des recoins de son chambranle.
Sâentassait dans cette bibliothèque un bric-à -brac de livres, par centaines, et dâobjets, par dizaines : des babioles, des photos, des reliques et cadeaux personnels â et officiels â, amassés tout du long de ses quatorze années de mandat. Mais, caverne dâun Ali Baba qui aurait pillé la BNF, cette pièce était avant tout un immense grenier à bouquinsâ¦
Câest ainsi que, des semaines durant, à quelques encablures de son départ de lâÃlysée, François Mitterrand en dressa lâinventaire. Debout en bras de chemise ou accroupi devant les rayonnages, il feuilleta, tria, dépoussiéra, étiqueta, empila, mit en caisses et cartons des piles entières dâouvrages, dont il avait prévu pour chacun une destination précise. La majeure partie, câest-à -dire plusieurs milliers de livres, avait déjà pris la direction du centre Jean-Jaurès de Nevers. Certains, soigneusement choisis, étaient destinés à Mazarine. Quand plusieurs centaines dâautres ouvrages iraient, eux, rejoindre la fondation de Danielle.
Assise à côté de lui, Marine Jacquemin participa à ce qui sâapparentait à la mise en bière dâun patrimoine. Toutes de guingois et orphelines de leurs chefs-dâÅuvre, les étagères évidées offraient un spectacle de musée abandonné : François Mitterrand fermait boutique et sâapprêtait à passer la main dans une atmosphère de crypte. On ne saurait imaginer, à cet instant, dâhomme plus seul.
Et les semaines sâécoulaient. Nous étions au lendemain du 14 juillet 1994. Cuirassé dans un costume bleu nuit, François Mitterrand avait présidé, la veille, son dernier défilé sur les Champs-Ãlysées : un long cortège dâautomates quâil ne voyait pas et dont il se souciait comme dâune collection de soldats de plomb. Bétonné dans le caisson de ses pensées, il tournait en pèlerinage autour de quelques souvenirs. Prenant ce matin-là son petit déjeuner avec celle qui lui fit une nouvelle fois la lecture, il exhuma quelques réminiscences, leur trouvant des saveurs et des sels inconnus. Incontestablement, la jeune femme enluminait sa mémoire et la ravivait.
Mais François Mitterrand, dont les forces sâeffilochaient, détricotées par la maladie, nâavait que faire dâune béquille, dâun prêtre ou dâune épaule : il ne croyait plus quâaux mots â et aux partitions de cette journaliste, devenue sa moitié â, pour le soulager et donner forme aux choses et aux êtres. « Lis, continue à lire, Marine », insistait-il, lâemmenant jusque dans sa chambre â une pièce dessinée par Wilmotte â, avant de se diriger lentement vers la salle de bains.
Marine Jacquemin a sans doute conservé, gravée au poinçon dans sa mémoire, la vision cruelle de cette silhouette hésitante, parce que ravagée par les séances de radiothérapie. Toute sa vie, François Mitterrand avait révoqué la mort, se refusant à lâidée que la vie puisse lui annoncer un jour quâelle ne lui fait plus crédit. Et voilà que son corps lui indiquait une longue désolation et cette bretelle de sortie débouchant sur lâaire dâun long repos.
François Mitterrand semblait se tasser sur lui-même, comme sâil avait compris quâil arrivait au bout de son chemin. En apercevant dans la glace ses traits parcheminés et, derrière lui, le visage grave de la journaliste, il murmura : « Tu sais, câest étrange, lorsque lâon vieillit, on ne se reconnaît plus. Mes pensées sont claires, ma tête est là . Mais je ne me vois plus. »
Et, comme onze années plus tôt, à lâhôpital du Val-de-Grâce, alors quâil était au chevet de son vieux compagnon sénateur, François Mitterrand semblait interroger ce miroir, qui le fouillait jusquâà lâos.
Weitere Kostenlose Bücher