Les amours blessées
la langue française.
— Il faut renouveler chez nous la notion d’art et de poésie tombée en décadence avec les Rhétoriqueurs ! proclamait Pierre. Je voudrais reconstruire le monde au moyen du Verbe !
Souriant non sans réserve, ma mère laissait entendre que de telles visées lui semblaient utopiques. La discussion demeurait néanmoins courtoise. Chacun finissait par reconnaître que, si nouveauté il y avait un jour, elle ne serait concevable qu’à partir d’une parfaite connaissance du grec et du latin. Eux seuls permettraient d’écrire un français d’une entière pureté. Il ne convenait pourtant pas de renier pour autant la richesse de l’ancien parler de nos pères dont il serait bon aussi de s’inspirer.
Après ces joutes oratoires, nous allions rejoindre dans le parc mon frère aîné, Jean, toujours débordant de vitalité, Jacquette Maslon et quelques amis d’alentour. François, mon troisième frère, qui avait dans les dix-sept ans, se joignait parfois à nous. Tu sais que je ne me suis jamais sentie fort proche de lui du fait de son ambition forcenée.
Nous jouions aux barres, aux quilles, aux fléchettes, ou bien nous faisions de la musique, puis nous dansions.
Pourtant, Pierre préférait de beaucoup les longues conversations à bâtons rompus que nous trouvions le moyen de nous ménager au milieu des autres distractions. Comme s’il souhaitait faire mien son passé, il tenait à ce que je sache tout de lui. Durant ces causeries j’ai appris à connaître sa famille, ses amis, les endroits où il était allé, où il avait vécu… Que de fois ne m’a-t-il pas décrit La Possonnière, ce manoir ancestral qui l’avait vu naître, échu, depuis la mort de leur père, à son frère aîné, Claude de Ronsard ? Il évoquait également fort souvent le Loir, son Loir, la plus belle rivière du monde à ses yeux, la plaine de Couture, le village proche de leur demeure, la forêt de Gâtine, tous ces sites dont ses vers ont, depuis, peint et détaillé inlassablement les attraits et qui font à présent partie de son domaine personnel puisqu’ils demeurent à jamais liés à son œuvre… Il m’en parlait alors avec tant d’amour et, déjà, tant de talent, que l’envie de découvrir à mon tour une vallée à ce point bénie de Dieu me prenait à l’écouter… Je lui faisais promettre de m’y mener un jour…
En dépit de ces quelques moments de tendre connivence, nous ne pouvions pas ignorer la suspicion et la réserve dont nous étions entourés. Mon père voyait d’un fort mauvais œil un cadet de famille assez modeste, démuni de charge importante tout autant que de fortune, tourner autour de la première de ses filles parvenue en âge de songer au mariage. Il n’en faisait pas mystère. À sa façon olympienne, il traitait mon poète vendômois de la plus distante façon chaque fois que l’occasion s’en présentait. Sa froideur, sa méfiance, me glaçaient.
De leur côté, les Cintré s’étonnaient des perpétuelles absences, des dérobades d’un cousin qu’ils avaient invité dans l’intention de profiter d’un agréable compagnon. Pierre rejetait ou éludait chacune de leurs propositions. Il ne chassait pas avec Jacques, ne jouait pas aux échecs avec Gaspard, et se refusait aux jeux d’une autre sorte que Gabrielle comptait bien pratiquer en sa compagnie… Après avoir sollicité son hôte de manière adroite, puis impatiente, enfin presque brutale puisqu’elle était allée jusqu’à le poursuivre dans sa chambre, à demi nue, sous prétexte de lecture nocturne et d’insomnie, cette femme insatisfaite cherchait à présent, du moins je le craignais, un moyen de le prendre au piège.
— Vous devriez vous méfier d’elle, disais-je parfois à Pierre. C’est une créature sensuelle et orgueilleuse. Or, vous l’avez blessée dans ses intentions amoureuses comme dans sa fierté. Vous pardonnera-t-elle une déception doublée d’une humiliation ? Je la crois vindicative. Aucun scrupule ne l’arrêtera.
— Baste ! Il ne manque pas de jeunes mâles en quête d’aventures faciles dans le Blésois. Il ne doit pas lui être difficile de trouver sans tarder une nouvelle proie à dévorer !
— Pas tant que vous demeurerez sous son toit pour lui rappeler ses deux échecs. Partez ! Quittez un asile où vous vous trouvez dans une situation fausse !
— Je ne veux pas m’éloigner de Talcy !
— Il le faudra bien, cependant !
— Le
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