Les amours blessées
plus tard possible…
Je savais qu’on l’appelait à la Cour où son service le réclamait, et que son ami Car ne pourrait pas toujours l’excuser. Il m’avait également avoué ne pas avoir répondu aux différentes missives que Dorat, son maître en langue grecque, lui adressait. On s’ennuyait de lui à Paris. Son silence semblait inexplicable.
— Que pourrais-je lui répondre ? soupirait Pierre. Il est loin de moi le temps où je me passionnais pour l’étude et où je rivalisais avec Jean-Antoine de Baïf, le fils de notre grand Lazare ! Une ode de Pindare suffisait alors à nous échauffer la cervelle et nous bornions nos ambitions à la connaître dans ses moindres subtilités ! Tout cela est à présent tellement étranger à ce qui m’occupe et qui a nom Cassandre ! Que sont ces travaux d’école à côté de ce que je vis près de vous ? L’amour emplit mon cœur, mes pensées, mon existence tout entière ! Il les comble et les brûle. Vous hantez mes nuits et occupez mes jours…
Je mettais un doigt sur mes lèvres ou sur les siennes, et il se taisait. Quelques baisers, quelques caresses furtives, quelques étreintes dérobés à l’ombre d’un arbre ou au tournant d’un escalier, lui demeuraient seuls permis. Sur l’ordre de mes parents, Nourrice me suivait pas à pas.
Si Pierre se pliait à un code amoureux bien trop sage pour son tempérament, s’il acceptait cette torture nuancée, c’était pour l’amour de moi mais aussi parce qu’il n’avait pas le choix. À la première incartade, il le savait, on le prierait de quitter une place où il était toléré de mauvaise grâce… Comme je ne l’ignorais pas, moi non plus, je goûtais une paix ambiguë à savoir tenue en bride une ardeur que je ne partageais que de loin. Nos rapports se trouvaient curieusement influencés par une contrainte imposée de l’extérieur à notre couple et à laquelle nous nous soumettions pourtant, moi par besoin de sécurité, lui par l’impérieux désir qu’il avait de ma présence.
Durant le début de ce mois de juin assez pluvieux dont je me souviens à présent si amèrement, je jouais comme une enfant à éprouver Pierre, à l’affoler de mille façons, sans rien pouvoir, à mon grand soulagement, lui accorder de substantiel.
— M’aimez-vous seulement un peu ? me demandait-il durant nos rares instants de solitude.
— Qu’en pensez-vous ? Il faut mériter l’amour d’une dame !
Il me saisissait à pleins bras, écrasait mes lèvres.
— Cessez, je vous en prie, de vous comporter avec moi comme vous le feriez avec vos jeunes voisins ou avec les amis de vos frères ! m’ordonnait-il parfois avec emportement. Je ne suis pas un béjaune ! Je suis un homme qui crève d’amour pour vous ! Quand donc le saurez-vous ?
— Présomptueux et jaloux ! m’écriai-je en riant. Voilà un beau galant que vous me dépeignez là !
Et je courais rejoindre Marcelline.
Pour compenser ces agaceries, je traitais avec une désinvolture bien faite pour tranquilliser mon poète les jeunes gens du voisinage assez nombreux à me courtiser depuis la nuit du bal. Distribuant ainsi le chaud et le froid, j’avais adopté à l’égard de Pierre une attitude contrastée que je graduais selon les heures et mon humeur. Elle allait de la plus confiante amitié à des abandons prudents qui incendiaient Pierre, mais auxquels je m’appliquais par la suite à ôter toute signification…
Je revois, entre autres, une scène que je ne situe plus très bien. Tout ce que ça me rappelle, c’est qu’il faisait très chaud soudain, une chaleur orageuse, lourde, comme nous en avons parfois au printemps dans le Val de Loire, et qui pourrait faire croire que l’été est déjà là… Durant la sieste, j’étais allée m’étendre à l’ombre d’un vieux châtaignier noueux, à l’orée du bois où finit le verger. Les autres membres de la famille et les amis présents reposaient, après le dîner, comme à l’accoutumée, dans les salles du rez-de-chaussée, réputées les plus fraîches du château.
Pourquoi m’être singularisée en décidant de me rendre seule dans le parc ? Pour tenter le diable, sans doute… parce que je savais que la chaleur et les vêtements légers, inévitablement indiscrets, m’allaient bien…
Je fus réveillée par un baiser plus chaud que le brûlant soleil printanier. Un genou en terre, penché sur moi, Pierre buvait à ma bouche comme il se serait
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