Les amours blessées
vers mon compagnon, mes frères m’ont priée de vous inviter pour l’après-dîner à une partie de barres. Y viendrez-vous ?
— Je ne vois pas ce qui pourrait m’en empêcher.
Le ton était amer et j’eus quelques remords. Comment pouvais-je ignorer la sincérité des sentiments que me portait Pierre ? Et si je savais à quoi m’en tenir, pourquoi le rudoyer ? Était-ce de sa faute si je n’étais pas capable de le suivre sur les sentiers sauvages où il souhaitait cheminer avec moi ?
Je balançais entre la crainte de me perdre et le désir de ne pas blesser au cœur un homme dont l’amour me faisait rêver. En fait, je balançais entre mon passé et mon avenir…
— Regardez cette rose pourprée, dis-je en manière de raccommodement. C’est ma préférée.
— Je n’en suis pas surpris. Elle vous ressemble !
Je soupirai. Rien, décidément, ne pouvait détourner Pierre de son obsession amoureuse !
Après la sieste qui suivit le dîner et que j’eus la sagesse de faire dans ma chambre, je rejoignis mes frères dans la cour pour la partie de barres annoncée. Ronsard m’attendait auprès du puits.
Jean, notre aîné à tous, qui se comportait déjà en futur maître du domaine, Jacquette, sa fiancée, une riche héritière dont la fadeur et la mollesse m’ont toujours autant agacée l’une que l’autre, Antoine et François, couraient, luttaient, se poursuivaient avec de grands cris de chaque côté des barrières qui délimitaient les deux camps. Nous nous joignîmes à eux.
Très épris des charmes abondants de sa Jacquette, Jean s’arrangeait sans cesse pour l’attirer près de lui. Il la chiffonnait sans vergogne. Les sourires languides, les roucoulements de ma future belle-sœur me portèrent davantage sur les nerfs en cette circonstance qu’à l’ordinaire.
— Il fait trop chaud pour continuer encore à jouer de la sorte, décidai-je au bout d’un moment. Allons plutôt nous promener !
Jean me jeta un regard surpris. Je n’avais pas coutume de faire preuve de tant d’autorité. Jusqu’alors j’étais pour lui une douce et paisible créature avec laquelle il n’avait jamais eu à compter. Il dut se demander ce qui m’arrivait. Sa réflexion le conduisit tout naturellement à Ronsard qui eut droit, lui aussi, à un coup d’œil lourd de suspicion.
Mais comme tout le monde semblait m’approuver, il ne fit aucune remarque. Enlaçant les grasses épaules de Jacquette, il se dirigea avec nous vers le parc.
Assez vite cependant, Antoine et François nous quittèrent pour monter à cheval.
Les fiancés s’attardèrent un moment dans un bosquet… Nous nous retrouvâmes, Pierre et moi, marchant dans une allée bordée de buis arborescents, taillés en berceau, qui formaient une voûte au-dessus de nos têtes. L’odeur amère du buis demeure à jamais liée dans mon souvenir à l’explication que nous eûmes ce jour-là.
Pierre m’avait saisi le bras.
— Si vous saviez quelle envie me dévore de vous tenir contre moi, commença-t-il.
Je secouai la tête.
— Non, dis-je avec gravité, non, Pierre. J’ai à vous parler.
— Je vous écouterai aussi longtemps qu’il vous plaira, ma belle Cassandre, mais, auparavant, par pitié, laissez-moi vous prendre un baiser. Un seul !
— Vous vous doutez bien que c’est, justement, de ce genre de chose qu’il me faut me défendre, soupirai-je. Mon confesseur ne me le permettrait pas.
— Oubliez pour un moment, je vous en conjure, votre confesseur, mon amour ! Faisons-nous rien de mal en nous embrassant ?
Avec douceur, il m’attirait vers lui, posait de nouveau ses lèvres sur les miennes, sans fougue, presque pieusement.
Un instant j’oubliai mes promesses, mes résolutions nocturnes, ma méfiance, pour savourer, les yeux clos, le pouvoir que j’exerçais sur cet homme. Mais, dès que ses lèvres se firent plus insistantes, je me repris.
— Non ! Non ! répétai-je en me dégageant d’une étreinte trop dangereuse pour moi. Non ! Il ne le faut pas !
Les paroles de Dom Honorat me revinrent en mémoire.
— Nous n’avons pas le droit de nous aimer puisque nous ne serons jamais l’un à l’autre, dis-je tout bas.
— Pourquoi donc ?
Le cri avait jailli avec un tel élan que j’hésitai.
— Parce que mon père n’acceptera jamais que vous m’épousiez, Pierre ! Vous le savez tout comme moi. Cadet sans fortune, vous ne pouvez pas prétendre à ma main. Mes parents ont pour moi
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