Les amours blessées
courroucée la lourde chaîne d’or qu’il portait au cou. Son expression était grave.
Assise non loin de lui, une broderie aux doigts, ma mère ne leva pas les yeux quand je m’arrêtai devant eux. Son visage aux traits immobiles semblait, lui aussi, sculpté dans quelque albâtre. Elle conservait son sang-froid habituel. Il n’y avait pas un pli de son vertugade qui ne tombât autour d’elle avec la raideur accoutumée. Parmi ses cheveux cendrés, partagés en bandeaux sur le front et coiffés selon la mode d’un chaperon de velours noir, quelques fils blancs brillaient quand elle inclinait davantage la tête sur son ouvrage.
— Cassandre, dit mon père, nous vous avons demandé de venir afin de vous mettre au courant d’une découverte désastreuse qu’il nous a été donné de faire au sujet de votre soupirant.
— Pierre ? murmurai-je.
— Il s’agit en effet de ce Ronsard qui se dit poète, mais aussi écuyer et étudiant, continua mon père dont le visage se ferma tout à fait. En se présentant de la sorte, il oublie le principal ! Notre attention a été attirée sur lui, non seulement par la cour indiscrète dont il vous entoure depuis bientôt un mois et demi, mais aussi grâce à un avertissement fourni par une de nos relations.
Ma mère fronça les sourcils, eut un léger mouvement comme pour écarter une mouche.
— Par souci d’honnêteté à son égard, nous avons tenu à nous renseigner plus complètement sur l’exactitude des révélations que nous avions recueillies, poursuivit mon père. Nous avons donc envoyé au Mans, en vue d’un complément d’enquête, un de mes secrétaires, homme sûr et discret. Il est revenu ce matin en nous apportant des preuves irrécusables : Pierre de Ronsard est clerc ! Il a reçu la tonsure, voici un peu plus de deux ans, le 6 mars 1543 exactement, des mains de l’évêque du Mans, René du Bellay. Ce prélat l’a lui-même tonsuré à Saint-Corneille, en sa résidence de Touvoie.
Un silence se creusa. J’avais l’impression que c’était sur moi, sur mes rêves, sur mes éveils, qu’une chape noire venait d’être jetée. Je me sentais écrasée d’impuissance.
— Il est des omissions qu’un gentilhomme ne peut se permettre, reprit au bout d’un moment la voix paternelle. Celle-ci en est une.
Pétrifiée, je demeurais silencieuse. Que penser ? Que faire ?
Je comprenais mieux à présent les tristesses, les impatiences, les emportements de Pierre, mais pouvais-je lui pardonner un silence qui m’apparaissait comme une trahison ? En cherchant à m’entraîner sur des voies traversières alors qu’il n’était plus libre de lui, qu’espérait-il ? Quel jeu jouait-il ? Avait-il l’intention de faire carrière ecclésiastique ? Je savais qu’on pouvait sortir des ordres mineurs par simple permission d’un évêque. Si Pierre n’y avait pas songé, c’était donc que son état de cadet sans fortune lui imposait d’y rester. Ces projets contrecarraient sans rémission ceux dont il m’entretenait si souvent…
Déception, peine, doute, me tordaient le cœur. Il m’apparaissait soudain comme évident que l’avenir de Ronsard ne pouvait être assuré que d’une seule façon. Enchaîné par la nécessité d’assurer coûte que coûte son existence matérielle, il n’y avait pas pour lui d’autre solution. Il suivrait le chemin tracé devant lui, deviendrait prêtre, renoncerait de façon définitive à toute vie conjugale. Pouvais-je l’en empêcher ? Le condamner à la pauvreté, à la faim ?
— Vous n’êtes pas de celles dont on s’amuse impunément, Cassandre, terminait mon père pendant que mes pensées fusaient en tout sens. Cette lamentable histoire n’a que trop duré. Dorénavant, notre porte sera interdite à monsieur de Ronsard !
Ma mère leva enfin les yeux.
— Vous écrirez un mot de lettre pour signifier à ce jeune homme que tout commerce entre vous n’a, désormais, plus de raison d’être, précisa-t-elle. Vous me montrerez ce billet et je le ferai porter. Il convient qu’il soit digne et ferme.
— Je me suis méfié depuis le premier jour de ce soi-disant poète, ajoutait mon père. Alors que vous vous étiez tous engoués de lui, je ne me suis pas laissé berner par son goût affirmé pour la poésie. Il est fort regrettable que vous ne vous soyez pas comportées comme moi. Cela nous aurait évité bien des ennuis. On doit jaser à notre propos un peu partout dans la
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