Les amours blessées
bien d’autres espérances ! Ne nous leurrons pas. Vous n’avez aucune chance.
— Qu’importe mon peu de bien !
Le sentiment de sa propre valeur, doublé d’une juste fierté, le redressait soudain. Une veine se gonfla au milieu du haut front carré.
— Il importe beaucoup à mon père !
— Je serai le plus grand poète de ce pays ! Qu’on me laisse seulement le temps de faire mes preuves !
— Il y a aussi autre chose, chuchotai-je, consciente de m’aventurer sur un terrain mouvant. Une interdiction mystérieuse de ma mère, qui se refuse à rien expliquer pour le moment mais qui m’a fait promettre de me garder de vous.
J’avais porté le coup ! Je m’en sentais un peu honteuse, mais, aussi, malheureuse.
Le regard de Pierre changea. J’y lus inquiétude et douleur.
— Avez-vous l’intention de tenir cette promesse ? s’enquit-il.
— Je ne sais pas…
D’une main ferme, presque brutale, Ronsard me prit le bras pour m’entraîner vers la roseraie toute proche. Il ne s’arrêta que devant le rosier dont j’avais affirmé quelques heures plus tôt que ses fleurs étaient mes préférées.
— Voyez, dit-il en désignant une rose effeuillée dont les pétales jonchaient le sol. Voyez, Cassandre. Souvenez-vous ! Ce matin, la rose que voici était la plus éclatante de toutes. Qu’est-elle à présent devenue ? Vous contemplez à vos pieds le symbole de nos vies… Ne comprenez-vous pas qu’il faut savoir être heureux ici et maintenant, avant que le temps ne vienne nous dépouiller de notre jeunesse ? Comme cette fleur, vous perdrez votre beauté. Il sera trop tard alors pour regretter les occasions perdues…
Je repoussai les pétales du bout de ma mule.
— Profiter de l’instant, remarquai-je, n’y a-t-il que cela de vrai, Pierre ? Tout en moi s’insurge contre cette philosophie épicurienne. N’avons-nous donc rien appris depuis quinze siècles ? Plutôt que de ne chercher que le plaisir, n’est-il pas préférable de sauvegarder nos âmes, de rester en paix avec nos consciences ?
Le vent faisait choir d’autres parures parfumées sur le sable des allées.
— La prudence n’est en aucune façon une vertu à mes yeux ! s’écria Ronsard. Et ce n’est pas la paix que je convoite mais seulement l’amour ! Votre amour, Cassandre ! Ni vous ni moi n’avons atteint l’âge du renoncement !
— Mais nous avons tous deux celui de faire des bêtises ! lançai-je à mon tour. Et, pour ma part, j’ai encore celui de l’obéissance…
Je frissonnai. Le vent n’en était pas l’unique responsable.
— Rentrons, repris-je avec un soudain malaise. Rentrons vite. Je ne dois pas m’attarder ici avec vous. Je veux réfléchir à tout ce qui nous arrive.
Nous avons remonté l’allée en silence pour aller rejoindre Jean et Jacquette qui pouvaient, eux, s’aimer en toute tranquillité, à la face du monde.
4
J’ai vu tomber mon espérance à terre…
Ronsard.
Mon père me fit appeler dans la grande salle. Seule. C’était un matin de juin maussade et gris. Une bruine fine tombait du ciel sur les toits d’ardoises de Talcy.
Je me souviens que je ressentis une impression de froid en suivant le couloir qui allait de ma chambre à la pièce où m’attendaient mes parents. J’ai toujours été frileuse, mais, en cet instant précis, j’aurais tendance à penser que c’était une prescience qui me glaçait le sang, non pas l’air frais et humide de cette triste journée.
J’entends encore le bruit crissant de mon vertugade de taffetas sur le dallage du couloir. On aurait dit un doux gémissement qui accompagnait mes pas.
En pénétrant dans la salle décorée des tapisseries de haute lice importées à grands frais des Flandres, je sentis renaître en moi les peurs vagues de l’enfance, quand on s’attend à être grondé sans trop savoir pourquoi. La récente assurance que me donnait depuis peu le sentiment d’un pouvoir tout neuf dû aux charmes de la jeunesse sur le cœur paternel, s’était évanouie comme fumée dans le vent.
Debout devant une table de marbre à l’italienne aux mosaïques de couleurs, mon père regardait au loin, à travers les vitres embuées d’une des fenêtres à meneaux. Des rides profondes barraient son front, durcissaient sa face de condottière et ses yeux impérieux. Vêtu d’un pourpoint de velours ponceau et de hauts-de-chausses de satin gris perle à crevés noirs, il froissait d’une main
Weitere Kostenlose Bücher