Les amours blessées
province. Or, je n’aime pas les racontars. Pas du tout. Mes filles doivent demeurer irréprochables jusqu’à leurs noces. Ne l’oubliez pas !
Je retrouvais devant moi le Jupiter menaçant dont je redoutais autrefois les fureurs.
— D’autres jeunes gens tournent autour de Cassandre, fit alors remarquer ma mère de son ton égal. Parmi nos voisins et amis beaucoup semblent la trouver à leur goût. Je ne pense pas que les empressements de Ronsard aient attiré plus que n’importe quels autres l’attention des méchantes langues. Pour être juste, il faut dire également que ce garçon est de bonne race, que je dois lui reconnaître du talent, que le duc d’Orléans l’apprécie, et qu’il ne manque pas de relations à la Cour. Il n’y a rien de honteux à l’avoir fréquenté un moment. Ne vous tourmentez pas à ce sujet, mon ami. Nous allons organiser sans tarder quelques fêtes où se verront convier les meilleurs partis d’alentour. Cette mince aventure sera sans peine effacée. On oubliera vite notre poète vendômois quand il aura quitté la région.
C’était faire bon marché de l’attrait que Pierre exerçait sur moi !
Il fallait que je le voie. Que nous nous expliquions. Que je sache pourquoi un homme dont l’âme n’était point vile, m’avait dissimulé un état qui rendait impensable tout projet d’avenir entre nous… Il était vrai qu’il ne m’entretenait jamais du futur, mais bien du présent, de ces instants fugitifs dont il me pressait avec tant d’ardeur d’épuiser tout le suc, d’extraire le miel sur-le-champ, sans attendre…
Pendant que mes parents décidaient de mon sort, de notre sort à tous deux, je cherchais comment avertir Pierre, comment lui fixer un dernier rendez-vous.
J’écrivis en présence de ma mère la lettre de rupture qui m’était imposée. Je savais qu’une soumission apparente demeurait mon unique moyen de conserver une certaine liberté de manœuvre.
Dès que j’eus regagné ma chambre, j’en rédigeai une autre et t’appelai. Tu m’as toujours été attachée, Guillemine, et, par la suite, il t’est encore arrivé de m’aider en cachette. Cette fois-là fut la première. Je te confiai mon message en te recommandant de le porter à la faveur de la sieste à Catherine de Cintré. Je savais pouvoir compter sur elle. Ne m’avait-elle pas mise en garde, il y avait peu, contre les intrigues de sa belle-mère ? Il me semblait certain à présent qu’elle avait vu clair et que Gabrielle était parvenue à ses fins.
Je demandais à Catherine de prévenir Pierre que je l’attendrais, la nuit venue, derrière notre colombier où je le rejoindrais dès que la maisonnée serait endormie.
Cette ultime rencontre exaltait en moi des sentiments que ma jeunesse et mon inexpérience prenaient pour du courage. Le souvenir de certains émois, le danger encouru, le besoin de savoir, peut-être aussi un peu d’amour, me montaient à la tête pour me pousser coûte que coûte à prendre un risque dont je me persuadais qu’il pouvait à jamais compromettre mon avenir…
Par ailleurs, je me comportai le plus sagement du monde aux yeux de ma famille. J’affichai une mine à la fois mortifiée et soumise qui visait à convaincre mes parents de ma rancœur envers Pierre ainsi que de mon repentir.
Je soupai à peine, me plaignis de migraine, et montai dans ma chambre dès qu’on en eut fini avec les tolmouzes 1 du dessert.
Je me couchai après m’être laissé déshabiller par toi qui ignorais le contenu de la missive dont je t’avais chargée dans la journée. Comme tu n’avais pas les mêmes raisons que moi de rester éveillée, et après t’être inquiétée de mes maux de tête, tu ne tardas pas à t’endormir sur la couchette dressée chaque soir au pied de mon lit.
Pour moi, l’esprit en ébullition mais le cœur souffrant, j’attendis la nuit en échafaudant des projets de toutes sortes.
Les soirées sont longues en juin, même si elles sont traversées de nuées fuligineuses pourchassées par le vent. Une à une, les heures coulèrent sur l’horizon tourmenté où des trouées azurées, flamboyantes, grisées puis enfin assombries, apparaissaient et disparaissaient au gré des nuages.
Assise sur ma couche, je me remémorais jusqu’à l’obsession ce que je voulais dire à Pierre.
Quand il fit enfin noir, ma nervosité était si exacerbée que mes mains tremblaient comme celles d’une vieille femme et qu’une trépidation
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