Les amours blessées
enfin à ce qui est une des plus véritables joies de l’existence : la présence de l’être aimé.
Car je m’étais mise à chérir mon poète. Ce n’était plus seulement, comme du temps de ma première jeunesse, de sa passion pour moi que j’étais éprise, mais bien de l’homme lui-même, du compagnon joyeux et fort, ardent et délicat qui était parvenu à m’éveiller le cœur. Je découvrais, ou, plutôt, je redécouvrais que nous nous intéressions aux mêmes choses, que nous avions beaucoup de goûts communs, que nous communiions dans le même souci de l’art. Nous éprouvions un attrait semblable pour la musique, les livres, la nature, les jardins. Nous pouvions converser pendant des heures sans nous lasser et je puis dire une chose que peu de femmes sont capables de soutenir avec vraisemblance : je ne me suis jamais ennuyée en sa compagnie.
Le surlendemain de sa première visite à Courtiras, Pierre était revenu me voir. Mon mari était déjà reparti afin de remplir sa charge auprès de notre duc qui se trouvait avec la Cour dans le nord du royaume où le roi Henri II était occupé à reprendre Boulogne aux Anglais.
C’est en apercevant de ma fenêtre Ronsard qui se dirigeait de son pas allègre vers la terrasse où je me tenais l’avant-veille que je découvris que je l’aimais.
Soudain mon cœur battait, une joie bondissante se déversait à flots dans mes veines, j’avais envie de crier de bonheur tandis qu’un bouleversement secret me serrait la poitrine dans un étau. C’était comme une brusque montée de sève assaillant une plante longtemps repliée sur sa tige frileuse. Une onde de vie m’envahissait.
J’appelai Pierre. Il leva la tête, me vit, me sourit. Éclairé de l’intérieur, son visage me parut rayonner ainsi qu’un soleil.
Je joignis les mains et demeurai figée sur place. Clouée par l’amour aux meneaux de ma croisée, je me fis songer à un insecte sur une planche.
J’utilisai cependant le peu de sang-froid qui me restait à me convaincre que je ne devais pas m’élancer à l’étourdi vers celui qui me produisait une pareille impression. Si j’agissais de la sorte, si je me jetais dans ses bras, si je me livrais follement à lui, je vulgarisais nos plus belles chances. Il me fallait, tout au contraire, ménager les douces perspectives qui s’offraient à moi. Connaissant le tempérament de Pierre, il ne m’était pas difficile de prévoir qu’à mon élan inconsidéré répondrait celui d’un homme habité par le désir. Était-ce un assaut de ce genre que je souhaitais ? Non pas. Je me promettais mille délices de nos tête-à-tête mais je ne voulais pas les transformer en ébats de la chair. Seulement en accomplissements du cœur…
Il me faut beaucoup de mots et de temps pour traduire ce dont je m’avisai en un éclair : si je tenais à épuiser un à un les ravissements de l’approche amoureuse, je devais dans l’instant adopter une conduite qui ne prêtât pas à confusion.
Quand je rendis son sourire à Pierre, je savais ce que j’allais faire. Grâce à ma décision, nous allions vivre de longs moments de discrète connivence.
Je lui réservai donc un accueil empreint de sereine tendresse mais dépourvu des manifestations qui auraient pu l’entraîner à une trop prompte attaque.
Pour commencer, je l’entraînai en une longue promenade dans nos bois qu’avril reverdissait. Sous les ombrages encore grêles, je sus que j’avais eu raison de me comporter comme j’en avais décidé. Nous tenant par la main ainsi que deux enfants, nous causâmes gaiement en riant pour un rien. Ces premiers moments de solitude partagée s’écoulèrent sans heurt, sans débat, sans la moindre fausse note.
Plus tard, je le conduisis vers le petit pavillon de musique construit à l’écart de la maison, à côté de la charmille. Assis sur un coussin, à mes pieds, Pierre m’écouta chanter ses vers en m’accompagnant du luth dont il aimait les harmonies.
Très vite, nous avons pris des habitudes.
Il ne me fut pas nécessaire de m’expliquer. Pierre, qui connaissait ma façon de concevoir nos rapports sentimentaux, sembla les accepter tacitement et s’y conforma en tout point.
Dès le matin, il venait assez souvent assister à la fin de ma toilette. Je le recevais dans ma chambre, en ta présence, Guillemine, tu dois te le rappeler. Je trouvais beaucoup de plaisir à cette innocente intimité dont je n’avais à redouter aucun
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