Les amours blessées
comprendre.
— Le regret du temps perdu, Pierre, mais également la peine de savoir notre bonheur menacé à trop brève échéance…, disais-je afin de ne pas faire mention devant lui des alarmes de ma conscience. J’ai toujours éprouvé une certaine nostalgie après avoir obtenu ce que j’avais pourtant appelé de tous mes vœux. Cette mélancolique impression d’avoir dépassé de façon irrémédiable le point le plus aigu de l’enchantement…
— Je crois savoir ce dont vous voulez parler : la tristesse des ceps vendangés, des champs moissonnés… Allons, viens, mon amour, viens, oublions tout cela…
En vérité, contrition et arrière-pensées s’effaçaient bien vite, emportées dans le tourbillon de mes découvertes. Mes sens répondaient enfin aux sollicitations de Pierre ! La gamme subtile des plaisirs charnels se révélait à moi. Si je ne me suis jamais transformée en bacchante, je n’en goûtais pas moins de tout mon être des sensations si longtemps inconnues…
Ronsard sut m’initier avec patience et habileté. Il parvint à vaincre mes appréhensions ainsi que mes dégoûts. Il m’apprit à rire après avoir déliré et glorifia mon corps jusque-là humilié !
Dieu ! Qu’il aimait la vie ! Qu’il aimait la faire chanter dans mes veines !
S’il fut pour moi l’unique, je crois pouvoir affirmer que je fus la première femme non servile, non rétribuée, qu’il eût connue. Quelques jeunes paysannes de la vallée du Loir, quelques petites Parisiennes légères étaient déjà passées dans son lit, bien sûr, mais elles avaient peu compté et laissé peu de traces.
Sans doute parce qu’il m’aimait non seulement par la chair, mais aussi par chaque fibre de son cœur, il éprouva en ma compagnie des ivresses jamais atteintes, une plénitude qu’il ne pouvait comparer à aucune autre. Du moins, il me l’a dit. Je l’ai cru. Je le crois encore car cet épanouissement reste sensible à travers toute son œuvre où la progression du bonheur est flagrante tout au long du premier recueil des « Amours ». Certains de ses poèmes sont des hymnes à la découverte amoureuse, à la joie du triomphe enfin obtenu, à la violente douceur des étreintes avant que ne viennent les peines…
Si beaucoup s’y sont trompés c’est que Pierre a tout fait par la suite pour brouiller les pistes, pour dissimuler sous des masques d’emprunt une réalité offensante pour ma réputation ; s’il a si souvent remplacé mon nom par celui d’une autre, c’est qu’il savait me complaire en agissant de la sorte. En réalité, ces désaveux étaient une autre façon de me prouver son amour, un amour redevenu impossible… je le sais à présent…
Seule ma santé, toujours fragile, interrompait parfois nos ébats. En juin, je subis un accès de fièvre qui me tint alitée plusieurs jours. Pierre s’en inquiéta plus qu’il n’était raisonnable. J’eus beaucoup de mal à l’empêcher de venir s’installer à mon chevet pour me soigner.
Une autre fois, un malaise me prit alors que je me trouvais chez lui. Ce fut entre ses draps que je me vis forcée de m’allonger, non plus pour les joutes heureuses auxquelles cette couche servait d’ordinaire, mais afin d’attendre que passât le vertige dont je souffrais.
Deux personnes se trouvèrent mêlées bien malgré nous à notre vie secrète.
En premier, Denisot, ce jeune peintre que Ronsard appréciait et qui avait fait mon portrait l’année précédente. De retour à Vendôme, il passa voir son ami un jour où j’étais venue moi-même rue Saint-Jacques. Il eut l’air de juger tout naturel de me voir en un tel lieu et partagea notre collation de la meilleure grâce du monde. Il s’abstint pourtant de se montrer ensuite pendant un certain temps, alors qu’il avait promis de nous rendre sous peu une seconde visite. Je sais que Pierre et lui se rencontrèrent ailleurs durant les rares moments où nous n’étions pas ensemble. Je sais aussi qu’ils parlèrent de moi, de nous, parce que Ronsard éprouvait le besoin de s’épancher auprès d’un compagnon fidèle.
Malheureusement, le second témoin de nos amours manifesta une tout autre attitude à notre égard.
Étonnée de ne point recevoir de mes nouvelles, Marguerite, une fois réglées ses affaires de toiture, résolut de venir à Courtiras voir ce qui s’y passait.
Elle arriva à l’improviste, un matin où nous étions allés, Pierre et moi, faire une promenade
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