Les amours blessées
soldats alors que mon être tout entier appartenait à un autre, alors que j’étais encore éperdue de reconnaissance et d’amour envers cet autre !
C’était là toucher le fond de l’abjection.
Durant la nuit qui suivit, j’eus l’impression d’avoir été précipitée dans un abîme de boue et de honte… Je crus que je ne pourrais plus retrouver le goût de vivre, que je n’oserais plus regarder Pierre en face…
L’occasion ne m’en fut pas offerte.
Attaqué avec virulence par les poètes de Cour qu’il avait traités dans sa préface aux Odes de « versificateurs » et de « vermine envieuse », sans parler d’autres qualificatifs méprisants ou railleurs, Ronsard fut rappelé à Paris par ses amis qui le réclamaient soudain à grands cris. S’il voulait défendre son œuvre, il était plus que temps qu’il revînt dans la capitale où son absence laissait le champ libre à ses adversaires.
Dévoré de chagrin, déchiré entre l’amour qu’il me portait et la nécessité de riposter aux arguments venimeux de Mellin de Saint-Gelais qui avait lancé contre lui une diatribe remplie d’animosité, Pierre se vit forcé de quitter le Vendômois. Il avait à combattre la malveillance, son avenir à sauvegarder, son honneur de poète à laver et il avait aussi le premier livre des Amours à publier.
Ne disposant pas de la possibilité de me voir pour me dire un dernier adieu, il composa un sonnet poignant que Denisot me remit furtivement quelques jours plus tard à la sortie de le messe solennelle dite en l’honneur de la Nativité de la Vierge, le huit septembre.
… Puisqu’au partir, rongé de soin et d’ire,
À ce bel œil adieu je n’ai su dire,
Qui près et loin me détient en émoi,
Je vous supplie, ciel, air, vents, monts et plaines,
Taillis, forêts, rivages et fontaines,
Antres, prés, fleurs, dites-le-lui pour moi !
Avec ces vers merveilleux qui me déchiraient le cœur, je me retrouvai seule dans notre vallée désertée…
Au bout du long tunnel où je me vis ensuite forcée de progresser durant les mois noirs de la séparation, une lueur cependant commença bientôt de briller.
J’étais enceinte.
Aucune autre considération n’aurait pu m’aider comme celle-là.
J’avais toujours entendu dire autour de moi que le caractère de l’enfant dépendait en grande partie de la manière dont sa mère l’avait attendu, porté, espéré. Je ne me sentais pas le droit de transmettre à mon petit la tristesse en premier héritage. Je le voulais serein. Il me fallait donc m’appliquer de toutes mes forces à œuvrer dans ce sens.
Dès lors, je rassemblai mon courage, je m’attachai avec ténacité à cette tâche immense qui devint mon constant souci : enfanter un être réussi, harmonieux, heureux de vivre, heureux que je lui aie fait don de l’existence… Je ne dis rien à personne. Je puisai dans ce silence à goût de secret une sorte d’exaltation intime qui me porta désormais. Tendue vers la réalisation la plus parfaite possible de cette merveille qu’était un humain tout neuf, né de moi, je m’imposai une discipline journalière stricte, je m’efforçai au calme, je décidai de tenir à distance le chagrin de mon amour sans avenir ainsi que la tristesse de ma vie conjugale dévastée. Je savais les retrouver plus tard sur mon chemin, quand je serais de nouveau seule pour les affronter.
En ces mois où je vivais pour deux, je me concentrais uniquement sur le mystère joyeux qui prenait forme en moi, je me confondais avec lui, je commençais à vivre pour et par l’enfant qui m’était envoyé.
Dégoûté par mon indifférence, ulcéré par le peu de cas que je faisais de ses colères comme de ses convoitises, mon mari repartit dès octobre pour Pray. Sa sœur l’y avait devancé et s’en était retournée depuis des semaines chez elle.
Je demeurai seule avec mes espérances informulées. Elles me suffisaient.
Par ailleurs, je n’étais pas sans autre sujet d’apaisement. Pierre m’écrivait. Il me tenait au courant de ses activités par le truchement de Denisot qui sut se montrer pendant tout ce temps le plus discret des messagers. Ayant gagné Paris au début du mois de septembre, Ronsard n’avait pas tardé à remettre le recueil de ses sonnets à son imprimeur.
L’ouvrage sortit des presses le trente septembre. Il s’intitulait : « Les Amours de Pierre de Ronsard Vendômois, Ensemble le cinquième de ses
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