Les amours blessées
voyage a bien duré de cinq à six heures.
Je m’aperçois que je ne me suis inquiétée de rien pendant que je me racontais à Guillemine. Ni du temps écoulé, ni de l’état des chemins, ni de nos estomacs vides…
Nous franchissons à présent le pont-levis et pénétrons enfin dans la cour carrée de Pray.
Je retire mon masque et me passe les mains sur le visage.
Que vais-je apprendre en descendant de litière ?
Dès que ma voiture s’immobilise, je me lève. Des douleurs aux genoux et dans les reins me rappellent sans pitié mon âge et mes rhumatismes.
La peste soit des maux de la vieillesse toute proche !
Après les traverses morales et sentimentales de la jeunesse et de la maturité, pourquoi nous faut-il subir ensuite la trahison du corps, de notre propre corps ? N’est-ce pas l’abandon de moi par moi-même que je commence à déceler dans mon organisme ? Je sais bien que cette épreuve-là, comme les autres, possède un sens et une raison. Il nous faut apprendre à nous affranchir peu à peu des attraits de la chair, si puissants, si dangereux. Notre lente dégradation physique nous est envoyée afin de nous enseigner le détachement nécessaire, afin de nous préparer insensiblement à la séparation finale d’avec cette pauvre enveloppe. L’exemple de Ronsard, de ses longs mois d’expiation par la souffrance et la maladie, m’obsède.
Je parviens tout de même à m’extraire de ma litière. Le froid et l’immobilité m’ont engourdi les membres. Il y a beau temps que les braises de ma chaufferette se sont éteintes et que j’ai rejeté la boule d’étain dont l’eau refroidissait entre mes doigts ! Heureusement une certaine tiédeur s’est attardée sous les couvertures fourrées de peaux de loups-cerviers.
Je me déplace avec difficulté. Il me faut faire quelques pas dans la cour pour retrouver un semblant de souplesse. Bien plus leste que moi, Turquet, mon petit chien, a sauté d’un bond sur le pavé où il court à présent comme un fou.
— Vous voici enfin !
Ma fille vient en courant à ma rencontre. Elle se jette dans mes bras.
— Oh ! Maman ! C’est horrible !
Je la serre de toutes mes forces contre moi, j’embrasse ses joues où les larmes ont laissé des traces humides, ses yeux rougis, son front ombragé par l’attifet de lingerie en forme de cœur qu’elle porte sur ses cheveux blonds, tout son pauvre visage griffé de fatigue et de chagrin.
Notre enfant serait-il mort ?
Je profite de ce que je ne vois pas ses yeux pour lui demander, mes lèvres contre son oreille :
— François ?
Un gémissement me répond, puis une voix entrecoupée de sanglots.
— Il brûle de fièvre, il est couvert de cloques… Après avoir hurlé un moment, il se plaint à présent d’une petite voix souffrante qui est pire que tout !
— S’il a survécu aux premières heures, dis-je d’un ton qui se veut rassurant, rien n’est sans doute perdu. Venez, allons près de lui.
Agrippées l’une à l’autre, nous tenant par la main, nous franchissons les hautes marches du perron menant au premier étage de l’ancienne demeure féodale transformée par le père de Jean en manoir ouvert sur l’extérieur.
Laissant la salle à notre droite, nous gagnons directement la chambre de ma fille et de son époux.
Là, près du large lit à baldaquin de velours, tout près, se trouve un berceau de bois sculpté qu’une servante anime d’un balancement régulier.
Au pied du berceau, mon gendre, Guillaume de Musset, se tient debout. Son visage est aussi meurtri que celui de sa femme. Je remarque les poches plus accentuées qu’il a sous les yeux, sa barbe me semble plus grisonnante que lors de notre précédente rencontre. Comme si cette nuit de malheur l’avait blanchie tout d’un coup.
Sans rien dire je lui serre les mains et m’approche du berceau. Sous le béguin de toile, le visage de l’enfant est intact mais boursouflé de fièvre. On ne voit rien du petit corps enveloppé dans un drap de fine toile faute d’avoir pu lui remettre ses vêtements. François garde les yeux clos. Il se plaint doucement et cette douceur même est plus affreuse que des cris.
— Comment l’a-t-on soigné ?
— Le médecin l’a saigné et m’a conseillé de lui faire un enveloppement de citrouille râpée.
Je fais la grimace.
— J’ai apporté avec moi de l’huile de millepertuis préparée par mes soins, dis-je. Je ne connais rien de meilleur pour traiter
Weitere Kostenlose Bücher