Les amours blessées
corrompre l’aise
De mon plaisir amoureux,
J’ai vécu plus malheureux
Q’un Empereur de l’Asie
De qui la terre est saisie…
Notre amour était divulgué, étalé, livré aux regards de la foule… Une honte affreuse me submergea. Les railleries qui suivaient, dirigées contre mon mari, ne l’épargnaient pas et même le ridiculisaient de grossière façon. À travers l’injure faite à un homme dont je portais le nom, Pierre n’avait-il pas senti qu’il m’atteignait aussi ?
Un mois plus tard, en mai, parut la seconde édition des Amours.
Quel ne fut pas mon accablement quand je vis que Ronsard récidivait. Il avait en effet ajouté aux précédents une quarantaine de sonnets inédits et ces pièces rapportées étaient loin d’être innocentes ! Jamais à ma connaissance il n’avait rien écrit de si audacieux ! Enfin, pour parachever son pari insensé, il fit paraître en août, dans la seconde édition du Cinquième Livre des Odes une « Ode à la Fontaine Belerie ». J’y découvris avec horreur un passage où mon corps était décrit avec une précision qui dévoilait son anatomie la plus secrète.
Tout s’écroulait autour de moi ! Je me vis perdue de réputation, non seulement auprès de ma famille, de mes amis, de notre province, mais encore aux yeux du royaume entier et aussi, sans doute, à ceux de nos descendants !
Que dirais-je à ma fille quand elle serait en âge de prendre connaissance de semblables indécences et qu’elle viendrait me demander compte de récits qui nous déshonoraient ?
Quelle défense opposer à mon époux s’il surgissait, ces livres à la main, pour me couvrir d’opprobres et tirer vengeance sur moi des folles déclarations qui me désignaient si clairement comme coupable ?
Je dois dire à la décharge de Jean qu’il évita de se manifester à la suite de la parution des textes insultants et révélateurs qui nous éclaboussaient tous deux. Ce silence me parut plus digne que les violences auxquelles il s’était livré à son retour de guerre ou que le mépris témoigné par la suite. Il choisit de se taire, de m’ignorer et s’arrangea pour demeurer presque toujours au loin. Sa charge lui servait de couverture. Lors de ses rares moments de présence, son regard passait à travers moi comme si j’avais été de verre.
L’offense était cependant d’autant plus cuisante qu’à la suite de ces parutions, la renommée de Ronsard ne cessa de s’affirmer de mois en mois. Elle devint triomphale. Réconciliés avec lui, ses anciens ennemis s’inclinaient à leur tour devant son génie. Longtemps récalcitrant, le Roi lui-même saluait à présent Pierre comme le chef incontesté de la nouvelle École poétique et lui commandait, sous la forme d’un poème épique, une grande fresque historique à la gloire de ses aïeux, les Rois de France ! J’étais au courant d’un projet dont Ronsard m’avait entretenue maintes fois. Je savais qu’il songeait depuis des années à entreprendre un tel ouvrage dont il m’avait aussi confié le titre : la Franciade.
Était-ce la fumée de ses triomphes qui avait fait perdre à Pierre le sens de la mesure ? Le prix de sa glorieuse ascension était-il le saccage de notre vie amoureuse, l’exhibition de notre plus précieuse intimité ?
Tu ne peux savoir, Guillemine, ce que je ressentis devant un si total mépris de la parole donnée, des serments les plus solennels. Ne m’avait-il pas écrit :
Las, si ma servitude et ma longue amitié
Méritaient à la fin de vous quelque pitié,
S’il vous plaisait, de grâce, alléger mon martyre,
Me donnant le guerdon que tout amant désire,
Je serais si discret recevant ce bonheur,
Je serais si fidèle à garder votre honneur,
Que nous deux seulement saurions ma jouissance,
Dont le seul souvenir me fait Dieu quand j’y pense.
Confiance trahie, pudeur foulée aux pieds, secrets dévoilés, réserve ridiculisée, tel m’apparaissait l’atroce bilan d’une année de divulgation effrénée et de promesses trahies.
J’ai songé à me tuer. La présence de ma chère fille m’en a, seule, dissuadée.
Je n’osais plus sortir de chez moi. Je me terrais entre les murs de Courtiras comme une recluse au fond de sa cellule. Je ne voulais plus voir personne…
Jour et nuit, je m’interrogeais sans trêve : comment Pierre, qui s’était toujours montré avec moi si tendre, si délicat, avait-il pu se comporter de la sorte ? Que
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