Les amours du Chico
bras au ciel comme pour le prendre à témoin des
énormités qu’il venait d’entendre, et d’un air où il y avait autant
d’effarement que d’indignation, il s’écria :
– Vous avez une manière de présenter les choses… tout à
fait particulière.
Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement
de rire. Et le Torero ne put s’empêcher de partager son
hilarité.
– Je présente les choses telles qu’elles sont, dit
Pardaillan en riant toujours. L’Évangile a dit : « Il
faut rendre à César ce qui appartient à César. » Moi qui ne
suis pas un croyant, il s’en faut, je mets cependant ce précepte en
pratique. Et puisque don César vous êtes, il est juste que je vous
rende ce qui vous revient.
Le Torero rit plus fort en entendant l’affreux jeu de mots du
chevalier.
– Mais ; chevalier, dit-il quand son hilarité fut
calmée, je vous retournerai ce précepte de l’Évangile que vous
invoquez et je vous dirai que le merveilleux, l’admirable, ce qui
fait vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez à être,
c’est, précisément, d’avoir su garder assez de sang-froid pour
mettre en pratique d’aussi magistrale manière les pauvres
indications que j’ai eu le bonheur de vous donner. Savez-vous,
chevalier, que moi qui vis depuis l’enfance au milieu des taureaux,
moi qui les élève et les connais mieux que personne, moi qui
connais cent manières différentes de les leurrer, je n’oserais me
risquer qu’à toute extrémité à tenter le coup que vous avez eu
l’audace d’essayer pour votre début.
– Mais vous le tenteriez quand même. Donc vous le
réussiriez comme moi. Mais laissons ces fadaises et parlons
sérieusement. Savez-vous, à votre tour que vous êtes en droit de me
garder quelque rancune de ce coup qu’il vous plaît de qualifier de
merveilleux ?
– Dieu me soit en aide ! Et comment ?
Pourquoi ?
– Parce que sans ce coup-là, à l’heure qu’il est, je crois
bien que le seigneur Barba-Roja aurait rendu son âme à Dieu.
– Je ne vois pas…
– Ne m’avez-vous pas dit que vous lui vouliez la male
mort ? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire qu’il ne
mourrait que de votre main.
En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son œil scrutateur le
loyal visage de son jeune ami.
– Je l’ai dit, en effet, répondit le Torero, et j’espère
bien qu’il en sera ainsi que je désire.
– Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m’en
vouloir, dit froidement le chevalier.
Le Torero secoua doucement la tête :
– Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je
courais au secours d’une créature humaine en péril. Je vous jure
bien, chevalier, qu’en allant tenter le coup que vous avez si bien
réussi, je n’ai pas pensé un seul instant que j’agissais au profit
d’un ennemi.
L’œil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.
– En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne
risqueriez pour vous-même qu’à la toute dernière extrémité, si je
ne vous avais prévenu, vous l’eussiez tenté en faveur d’un
ennemi ?
– Oui, certes, fit énergiquement le Torero.
Pardaillan fit entendre à nouveau ce léger sifflement qui
pouvait exprimer aussi bien l’émerveillement ou la surprise.
Voyant qu’il se taisait, le Torero continua :
– Je hais le sire de Almaran, et vous savez pourquoi. Que
je le tienne seulement au bout de mon épée, et malheur à lui !
Mais si j’aspire ardemment à le frapper mortellement, il va de soi
que ce ne peut être qu’en loyal combat, face à face, les yeux dans
les yeux. Je ne conçois pas l’assassinat, qui est bien la plus vile
et la plus lâche des choses. Or, profiter d’un accident pour
laisser périr un ennemi, qu’un geste de moi pourrait sauver,
m’apparaît comme une manière d’assassinat. Une idée aussi basse ne
saurait m’effleurer et j’aime mieux quant à moi tirer mon ennemi de
l’embarras… quitte à lui dire après : « Dégainez,
monsieur, il me faut votre sang. »
Tout en parlant, le jeune homme s’était animé. Pardaillan le
regardait en silence et hochait doucement la tête, un léger sourire
aux lèvres.
Le Torero remarqua ce sourire et il se mit à rire en
disant :
– Je m’échauffe, et, Dieu me pardonne ! j’ai presque
l’air de vous faire la leçon. Excusez-moi, chevalier, d’avoir
oublié, ne fût-ce qu’un instant, que vous ne sauriez penser
autrement sur ce sujet.
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