Les années folles
va.
Ce
disant, le maire détacha son cheval et fit signe à son passager de monter dans
la voiture avant d’y prendre place lui-même. Il salua vaguement de la main la
propriétaire du magasin général qui le dévisageait, les yeux plissés derrière
ses petites lunettes rondes.
– Avance,
Prince ! Avance ! dit Giguère avec impatience.
La
voiture reprit la route doucement.
– Elle
est tellement belette que c’est une vraie plaie, s’excusa le maire. Le cimetière
que vous voyez derrière l’église a été pas mal agrandi il y a quatre ans. Vous
devinez pourquoi. On a eu vingt et un morts dans la paroisse durant l’automne
1918. La grippe espagnole nous a fait mal. Il faut pas oublier qu’on est juste
six cent cinquante personnes à Saint-Jacques. On a fini par manquer de place
pour enterrer tout ce monde-là et il a fallu agrandir. J’ai lu dans les journaux qu’il y avait eu cinq
cent trente mille personnes qui avaient eu cette maudite grippe-là au Québec.
– Vous vous
trompez pas, monsieur le maire. On a eu treize mille huit cents morts dans la
province.
– C’est
certain que nos vingt et un morts, c’était pas grand-chose comparé à ça, reprit
Wilfrid Giguère, mais rien n’empêche qu’on a eu pas mal peur de tous y passer. J’ai
une cousine qui en est morte avec un de ses petits. On m’enlèvera jamais de la
tête que cette maladie-là venait des vieux pays et qu’elle a été rapportée de
là-bas par nos soldats après la guerre.
– Moi, je
viens de Montréal, ajouta Alcide Gauthier. Si je me souviens bien, juste dans
la ville, on a eu trois mille cinq cents morts à cause de la grippe durant cet
automne-là.
– J’ai
entendu dire que les gens sortaient plus de chez eux et il y en avait qui
prenaient même plus les petits chars pour pas attraper cette maudite grippe-là.
– C’est
sûr, confirma le fonctionnaire. Ils tombaient comme des mouches. Il y avait pas
de remède pour guérir le monde.
Pendant
quelques instants, les deux hommes se turent alors que l’attelage avançait au
pas devant de petites maisons en bois construites de chaque côté du rang Saint-Edmond.
– C’est
notre village, reprit le maire en les désignant de la main. Une quinzaine de
maisons presque toutes habitées par des vieux qui ont laissé leur terre à leurs
enfants.
On
aurait juré que les occupants de ces maisons avaient senti le besoin de venir
se serrer frileusement près de leur église.
– C’est
ici que je voulais vous emmener, dit Wilfrid Giguère en faisant entrer sa voiture
dans une cour au fond de laquelle se dressait une grande remise.
Par
les portes ouvertes du bât iment, on
entendait des martèlements assourdissants.
– On
est chez Adélard Crevier, notre forgeron. C’est la dernière maison de ce
côté-ci du village. On va laisser ma voiture ici pour aller voir la place dont
je vous parlais. C’est juste en face, de l’autre côté du chemin.
Le maire descendit
de voiture et attacha son cheval à un anneau de fer vissé dans le mur. Il passa
ensuite la tête à l’intérieur du bât iment
pour s’adresser à quelqu’un qui travaillait à l’intérieur.
– Je te laisse
ma voiture cinq minutes, Adélard, cria Giguère. Correct ?
– Pas
de problème, hurla quelqu’un au fond de la forge, sans cesser de marteler une
pièce de fer.
Le maire entraîna Alcide Gauthier de l’autre côté de la route et lui
fit parcourir une centaine de pieds dans l’herbe mouillée d’un champ avant de s’arrêter.
– Regardez. C’est ici, déclara-t-il en étendant fièrement le
bras en direction de la rivière qui coulait à quelques pieds de distance. Les
deux rives sont basses et il y a presque pas de courant tellement il y a peu d’eau.
En plus, c’est sablonneux. À Saint-Jacques-de-la-Rive,
on a toujours appelé cette place-là la « plage ». Les jeunes viennent
toujours se baigner ici quand il fait chaud. En plus, je pense pas que vous
soyez capable de trouver une place où la rivière est plus étroite qu’ici.
Durant
un long moment, Alcide Gauthier scruta les deux rives de la rivière
Saint-François. Il s’avança de quelques pas et sortit un petit carnet noir de l’une
des poches de son veston ; il se mit à prendre quelques notes d’un air
important, comme seuls les gens de la ville savent le faire. Le maire respecta
sa concentration en gardant le silence. Ce fut son compagnon qui finit par
prendre la parole.
– C’est
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