Les années folles
colère paternelle.
– Grouillez-vous,
dit-il à ses jeunes frères. Allez chercher les vaches pendant que je vais aller
donner un coup de main au père à laver les bidons.
– Whow !
Il y a pas le feu, répliqua Léo qui, à treize ans, acceptait mal qu’on le mène
comme un enfant. Tu vas au moins me laisser le temps d’attacher mes bretelles, oui ?
– Envoyé, les
oreilles ! Arrête de te traîner les pieds, cracha l’aîné avant de quitter
précipitamment la cuisine au moment où son frère allait lui lancer à la tête l’une
de ses bottes vers lesquelles il se penchait.
– Aie !
m’man, vous l’avez entendu, le grand flanc mou ?
Il m’a appelé « les oreilles », se plaignit Léo en jetant un coup d’œil
à ses frères Jean-Paul et Adrien, afin de s’assurer que les gamins de onze et
de neuf ans ne se moquaient pas de lui.
Ces
derniers eurent la sagesse de se pincer les lèvres et ils contournèrent leur
frère pour sortir de la maison. Sa mère se contenta de lui montrer la porte.
– Dehors, Léo
Veilleux !
Durant une dizaine de minutes, la femme au début de la cinquantaine, dont
les cheveux striés de gris étaient retenus par des peignes, s’activa en silence
entre le poêle à bois et la longue table qui occupait le centre de la cuisine d’été.
Elle jeta un coup d’œil à la vieille horloge murale héritée de sa mère avant de
crier à ses filles :
– Avez-vous
bientôt fini, les filles ?
– On descend,
m’man, fit une voix sur le palier, à l’étage.
– Laissez
le linge sale près de la porte en passant.
Un
instant plus tard, deux jeunes filles, vêtues de petites robes grises en cotonnade,
pénétrèrent dans la pièce.
Yvette
Veilleux leva la tête un instant pour examiner brièvement les deux sœurs alors
qu’elles se dirigeaient vers le crochet auquel étaient suspendus leurs tabliers.
Personne
ne pouvait douter qu’il s’agissait de Veilleux. Comme les sept autres enfants d’Ernest
et d’Yvette Veilleux, leurs joues étaient parsemées de quelques tache s de rousseur. Elles avaient le visage
rond, les yeux bruns et une abondante tignasse brun foncé. En fait, seule la
taille distinguait les deux jeunes filles. Céline, vingt ans, était plus grande
et plus élancée que sa jeune sœur Anne qui, à dix-sept ans, avait une légère
tendance à l’embonpoint à cause de sa gourmandise.
– Mange, ma
fille. Une femme grasse, ça fait riche, l’encourageait parfois sa mère, dont le
tour de taille avantageux aurait dû laisser croire au voisinage que son Ernest
était Crésus.
En ce deuxième lundi matin d’août, il faisait un peu moins chaud que la
veille et on revenait enfin à la routine après une fin de semaine plutôt agitée
chez les Veilleux.
– Anne, pendant
que ta sœur va me donner un coup de main à préparer le déjeuner, tu vas aller
arroser la fougère du salon et épousseter mon piano. Fais bien attention de pas
l’égratigner. Secoue ton linge souvent.
– En plein
lundi matin, m’man ? protesta l’adolescente.
– Il
y a pas de temps pour être propre, ma fille. Grouille-toi.
Le
vendredi après-midi précédent, Ernest avait dû atteler la Grise au vieux boghei
pour aller à la gare de Pierreville chercher leur aînée, Marcelle, religieuse
che z les sœurs de la Providence depuis dix ans.
Elle venait leur rendre visite en compagnie d’une consœur.
– Verrat !
avait grommelé Ernest après que sa femme lui eut lu la lettre dans laquelle leur fille annonçait sa visite quelques jours
auparavant. Il me semble qu’elle pourrait venir se promener à un autre temps
que pendant les foins. Elle devrait ben savoir qu’on a de l’ouvrage par-dessus
la tête pendant l’été.
– T’as
presque fini, l’avait raisonné Yvette. Elle vient juste deux fois par année.
Les
Veilleux avaient beau être habitués aux deux visites annuelles de sœur Gilbert,
il fallait tout de même faire le grand ménage de la chambre de Jérôme pour
accueillir les deux religieuses. Pour l’occasion, l’adolescent était obligé d’aller
dormir sur un vieux matelas de paille dans le salon, ce qu’il n’appréciait pas
du tout.
Yvette
Veilleux n’avait cessé de jeter des coups d’œil à la route par la fenêtre de la
cuisine pendant qu’elle préparait le souper avec l’aide de Céline et d’Anne. Elle
avait guetté avec impatience l’apparition du nuage de poussière au-dessus du
rang Sainte-Marie, nuage
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