Les années folles
bien
beau tout ça, monsieur Giguère, mais il y a rien qui nous dit que c’est pas de
la glaise qu’il y a sous le sable à cet endroit-là. Il faudra voir.
– Ça me
surprendrait, laissa tomber le maire.
– Vous savez
où ça mène, de l’autre côté ?
– Dans
le rang Saint-Joseph de Saint-Gérard. Vous tombez à environ deux milles du
village.
– Bon.
– D’après
vous, quand est-ce que le choix va se faire ? demanda Wilfrid Giguère avec
une certaine impatience en retournant vers la route, suivi par le fonctionnaire.
Avant la fin de l’automne ?
– J’ai
dans l’idée que ça ira pas aussi vite que ça, déclara Gauthier en essuyant la
bande de cuir à l’intérieur de son chapeau avec un mouchoir qu’il venait de
tirer de l’une des poches de son pantalon. Le temps d’établir les plans et les
devis et de faire approuver le tout par le bureau du ministre, ça peut prendre
encore quelques mois.
– Ouais !
fit le maire, un peu désappointé. J’espère au moins que vous aimez la place que
je viens de vous montrer.
– À mon avis, elle en vaut bien d’autres que
j’ai inspectées dans le comté depuis le printemps passé.
Le
manque évident d’enthousiasme d’Alcide Gauthier pour son site enleva à Wilfrid
Giguère toute envie de faire des amabilités. Par conséquent, le retour à sa
ferme par le rang Saint-Pierre se fit dans un silence relatif. Lorsque le
fonctionnaire du ministère de la Voirie prétexta une longue route à faire pour
ne pas rester à dîner chez les Giguère, ces derniers n’insistèrent pas.
– Tous
des maudits branleux ! explosa Wilfrid Giguère quand l’homme eut quitté sa
cour à bord de son boghei. On a le temps de mourir cent fois avant qu’ils se
branchent pour le pont.
– Exagère pas, Wilfrid, ajouta sa
femme, tentant de le calmer. S’il s’est donné la peine de venir à Saint-Jacques,
c’est qu’on a peut-être une chance de l’avoir un jour, ce pont-là !
– Va
surtout pas parler de ça à quelqu’un dans la paroisse, la mit en garde son mari.
Si ça se trouve, le pont va aller dans la paroisse qui aura trouvé le moyen de
donner un petit cadeau à Joyal. Souviens-toi bien de ce que je te dis, prédit
le maire en rentrant dans la maison. Il sera pas tard cet automne qu’on va voir
arriver notre bon député avec son air de faux-jeton pour demander un petit
quelque chose pour nous aider. Hormidas Joyal est le plus beau visage à deux
faces que je connaisse. Il va promettre son maudit pont à toutes les paroisses
autour. Il y a des fois où je regrette d’avoir tant travaillé pour le faire
élire.
– Va jamais
dire ça devant un Veilleux, toi ! se moqua sa femme. Il va mourir de rire.
– Un
fou ! explosa Wilfrid. J’aime encore cent fois mieux un Hormidas Joyal qu’un
maudit bleu qui viendrait nous promettre mer et monde et qui irait voter la
conscription dans notre dos comme
en 17.
Chapitre 3
Les Veilleux
– Voyons, baptême ! Veux-tu ben me dire ce qu’ils ont à
traîner en haut ! s’exclama Ernest Veilleux en déposant bruyamment sa
tasse vide sur la table. Il est presque six heures. C’est la même maudite
histoire tous les jours ! Ça veut pas se coucher le soir et le matin, il y
a pas moyen de les lever.
Yvette
ne perdit pas de temps à répondre à son mari impatient. Elle jeta un rondin
dans le poêle, entra dans la cuisine d’hiver et alla se planter au pied de l’escalier
étroit qui conduisait aux quatre chambres de l’étage.
– Jérôme !
Léo ! Jean-Paul ! Adrien ! grouillez-vous de descendre ! Si
vous êtes pas en bas dans une minute, je monte en haut avec une chaudière d’eau
froide, ajouta, sur un ton résolu, la femme à la taille imposante. Les filles, vous
me changerez les draps et les taies d’oreiller avant de faire les lits.
Sans
attendre le résultat de l’appel de sa femme, le père de famille, un petit homme
sec et nerveux âgé d’une cinquantaine d’années, poussa la porte-moustiquaire de
la cuisine d’été et sortit. À l’étage,
il y eut des claquements de portes et de tiroirs suivis par une cavalcade dans
l’escalier. Les quatre garçons, les cheveux ébouriffés et les yeux bouffis, entrèrent
dans la cuisine d’été. Jérôme se précipita vers ses bottes déposées près de la porte.
L’adolescent
de quinze ans avait beau dépasser son père d’une demi-tête, cela ne l’empêchait
nullement de craindre les explosions de
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