Les années folles
si décriée au Québec. À ses yeux,
son fils avait utilisé le prétexte de fuir la conscription pour échapper à ses
responsabilités envers sa famille.
Le
brusque départ du jeune homme de vingt-cinq ans pour Montréal l’avait d’autant
plus ulcéré que tout semblait avoir été préparé dans son dos , avec la complicité de son beau-frère, Ludovic
Dubé, employé de la compagnie de chemins de fer. À l’époque, il aurait dû se
douter qu’il se mijotait quelque chose, mais il n’avait rien vu venir. Le
beau-frère avait caché son aîné chez lui, dans son appartement de la rue Montcalm,
à Montréal, dès que l’exemption avait été révoquée. Puis, à la fin de la guerre,
au moment où Ernest s’attendait à voir enfin son Albert revenir lui donner un
coup de main, le jeune homme lui avait annoncé son intention de demeurer
définitivement en ville parce que son oncle lui avait trouvé un bon travail au
Canadien Pacifique.
Même
si Ernest Veilleux avait piqué une colère mémorable, le jeune homme était demeuré
inébranlable. Le lendemain matin, malgré une petite pluie froide, il avait
quitté le toit familial en transportant ses maigres possessions dans une valise
de cuir bouilli. Le père était si hors de lui qu’il ne lui avait même pas
proposé d’aller le conduire en voiture à Pierreville, à cinq milles de Saint-Jacques-de-la-Rive.
Ah !
si Maurice, son cadet de quatre ans, avait été plus costaud et moins maladif !
Peut-être qu’Ernest aurait alors cédé à l’envie de le persuader de quitter le
noviciat des frères maristes où il était entré quelques mois auparavant… Mais à
quoi bon ! Le jeune homme de vingt et un ans avait toujours été trop « feluette »
pour faire un bon cultivateur. Après quelques semaines de révolte, Ernest
Veilleux, amer, avait décidé de s’en remettre à la Providence. À l’époque, s’il
avait parlé de demander à Maurice de revenir à la maison, son Yvette n’aurait
pas manqué de ruer dans les brancards. Elle n’aurait jamais accepté que son
mari cherche à détourner leur fils de sa vocation sous prétexte qu’il avait
besoin d’aide. Il y avait déjà bien assez qu’elle avait dû admettre que ce
dernier ne serait jamais prêtre – son rêve – parce qu’il n’avait pas le talent
nécessaire pour entreprendre son cours classique. Elle n’aurait pas hésité à
demander au curé, leur cousin, d’intervenir.
Du
haut du fenil, Ernest entendit les exclamations de joie poussées par sa femme. La
visite inattendue de ses deux fils était une première depuis le jour de l’ An . À cette occasion, Albert avait fait sa
première apparition à la maison depuis son départ, plus de deux ans auparavant.
Officiellement, il était venu chercher la bénédiction paternelle. Ernest avait
alors pardonné à son aîné du bout des lèvres, mais la rencontre entre les deux
hommes avait été froide et le fils n’était pas revenu depuis. Cependant, le
père soupçonnait sa femme d’entretenir une correspondance secrète avec son fils
et elle avait dû le pousser à revenir à la maison.
Quelques
minutes plus tard, Ernest Veilleux vit Albert et Maurice traverser la cour. Maurice
avait enlevé sa soutane et, comme son frère aîné, il avait retroussé les manches
de sa chemise.
– Va rejoindre le père dans la tasserie, avait commandé Albert à Jérôme. On
va finir de vider la charrette.
Pour
sa part, Maurice avait enlevé la fourche des mains de Jean-Paul et lui avait
conseillé d’aller chercher de l’eau au puits pour tout le monde. Le religieux
se mit lentement au travail, peu habitué à l’effort physique. Ernest n’avait
pas ouvert la bouche tant que tout le foin n’avait pas été déchargé. Il s’était
borné à dire sèchement à ses deux fils :
– Vous
êtes pas obligés de travailler, vous êtes de la visite.
– On
est capables de vous donner un coup de main, p’ pa,
avait répliqué Albert sans s’émouvoir de son accueil glacial.
– Dans
ce cas-là, on a le temps d’aller chercher une autre charge avant le dîner.
Quelques
minutes plus tard, un peu pâle à cause de l’effort fourni, Maurice s’était
contenté de se hisser dans la charrette avec ses frères pendant que son père s’emparait
des guides. Le soleil était déjà presque à son zénith et il faisait une chaleur
humide difficile à supporter. La sueur trempait la chemise des travailleurs. Maurice
s’était jeté
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