Les années folles
avait fini son train et
Jérôme s’en allait déposer les bidons de lait dans la voiture à laquelle on
attellerait la Grise après le déjeuner pour aller porter le lait à la
fromagerie. Elle entendait déjà son mari chasser à grands cris les dernières
vaches de l’étable après la traite.
– Céline,
brasse un peu le gruau dans la marmite pendant que je tranche le pain. Anne, vérifie
si le thé est bien bouillant pour ton père. Il arrive.
Au
moment où Léo, de retour de l’étable, allait poser le pied sur la première
marche de l’escalier menant à la cuisine, sa mère apparut derrière la
porte-moustiquaire.
– Avant d’ôter
tes bottes , tu vas aller me chercher deux
chaudières d’eau au puits et tu vas les vider dans la cuve, dans la remise. J’en
ai besoin pour mon lavage.
– Ça peut pas
attendre après le déjeuner, m’man ? J’ai faim, moi !
– Tout de
suite ! Attends pas que j’aille te tirer les oreilles pour te faire bouger.
– Aie, m’man !
– Lâchez-lui
les oreilles ! s’exclama Céline, faussement inquiète. Si vous continuez
comme ça, elles vont être tellement longues que notre pauvre Léo va marcher
dessus !
– Toi,
la niaiseuse, attends que j’entre dans la maison, la menaça son jeune frère de
treize ans, qui avait entendu la remarque de sa sœur.
– Au
lieu de faire enrager ton frère, toi, va donc m’installer la cuvette et la
planche à laver dans la remise. Aussitôt après la vaisselle, on va faire le
lavage.
– Moi, j’haïs
donc ça le lundi. On passe la journée à laver le linge et à l’étendre. Je
connais rien d’aussi plate que ça, se plaignit Anne.
– Est-ce
que t’aimerais mieux aller me laver le plancher de la cuisine d’hiver et les
fenêtres ? demanda sa mère, agacée.
L’entrée
du père dans la cuisine mit fin à l’échange. Tout le monde s’approcha de la
table pour manger.
Chapitre 4
Un départ
La température avait beau se maintenir au
beau fixe en ces premiers jours de septembre 1922, il n’en restait pas moins
que les journées raccourcissaient sensiblement. Maintenant, le soleil se levait
bien après six heures et il se couchait un peu avant sept heures. C’était un
signe qui ne trompait personne : l’été tirait à sa fin.
Dans la plupart
des foyers de Saint-Jacques-de-la-Rive, on s’activait fébrilement à la
préparation des provisions hivernales. On vidait systématiquement le jardin et
le verger.
Chez les Tremblay du rang Sainte-Marie, tout le monde mettait la main à
la pâte. Eugène et Thérèse n’au raient jamais accepté que l’un ou l’autre de
leurs six enfants vivants ne participe pas à l’effort commun. Ce matin-là, le
père avait laissé du travail à ses trois fils avant de prendre la route du
village pour aller faire ferrer l’un de ses deux chevaux chez Crevier. La
veille, durant le transport des bidons de lait à la fromagerie, la jument avait
perdu un fer.
– Répare le
plancher du poulailler, dit-il à Clément, son fils de vingt ans, avant de
partir. Fais-toi aider par Gérald.
– Et
moi ? demanda Lionel qui, à douze ans, n’acceptait pas d’être oublié.
– Toi,
tu ramasseras les patates et tu les descendras dans le caveau.
– J’aurais
mieux aimé faire la même chose que Gérald, voulut argumenter le cadet.
– Tu
feras ce qu’on te dit de faire, le coupa sa mère sur un ton sans appel.
Thérèse
Tremblay était une femme à l’apparence austère. Ses cheveux poivre et sel tirés
en un strict chignon et son visage précocement ridé par les soucis la faisaient
paraître plus vieille que ses quarante-six ans. De plus, on ne la voyait pas
sourire très souvent. Il fallait tout de même reconnaître que la vie ne lui
avait pas fait de cadeau.
L’épouse d’Eugène
Tremblay avait perdu un frère et deux cousins à quelques semaines d’intervalle,
morts au combat durant la guerre. De plus, comme s’il n’avait pas suffi que
deux de ses enfants soient décédés en bas âge, il avait fallu que la grippe
espagnole vienne lui en chercher un autre, trois ans auparavant. Chaque fois, elle
avait trouvé en elle la force de surmonter l’épreuve, persuadée que Dieu n’éprouvait
que ceux qu’il aimait vraiment. Sa foi profonde et ses études chez les
religieuses de l’Assomption de Nicolet l’avaient préparée à devenir une mère
chrétienne capable d’inculquer de solides valeurs à ses enfants. De fait, elle
était
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