Les années folles
la
direction d’Hubert Gendron.
Durant les
premières semaines, Ernest Veilleux venait parfois à la forge, après le souper,
pour discuter de l’avancement des travaux avec les bleus de la paroisse. La
plupart des hommes présents en profitaient alors pour se moquer ouvertement du
maire qui choisissait cette heure de la journée pour faire le tour du chantier
en prenant des airs de propriétaire en compagnie de libéraux bien connus. Pour
sa part, Eugène Tremblay ne ratait pas une occasion d’aller constater de ses
yeux les progrès de ce qui promettait de devenir l’une des plus belles
réalisations des libéraux dans le comté.
– À les voir
tous les deux, disait Ernest Veilleux d’une voix acide à son auditoire, on
jurerait ben qu’ils vont être les propriétaires de ce maudit pont-là.
– Il y a rien qui dit qu’il va être fini un jour, affirmait
Crevier d’un air entendu. Ce serait pas la première fois que les rouges
commenceraient quelque chose et le laisseraient tomber en chemin.
– Pourquoi
ils feraient ça ? avait demandé Honoré Beaudoin, curieux.
– Voyons, Honoré !
Tu les connais ! Ils sont ben capables d’inventer n’importe quoi. Par
exemple, ça me surprendrait pas qu’ils disent qu’ils manquent d’argent pour le
finir.
Malgré
toutes ces prédictions bassement partisanes, les travaux avançaient sur le
chantier, quoiqu’un problème devînt vite irritant pour l’ingénieur et ses
ouvriers.
Comme il était
impossible de mettre sous verrou tout le matériel et les outils déposés sur le
chantier, le jeune ingénieur avait dû faire confiance à l’honnêteté des gens de
la place. Le budget alloué ne lui permettait pas de faire clôturer le site.
À la mi-août, des ouvriers commencèrent à
venir se plaindre de la disparition de certains outils qu’ils avaient laissés
sur le chantier, la veille. Quand les plaintes se multiplièrent, Hubert Gendron
se résigna à engager Henri-Paul Letendre comme gardien du chantier. Ce dernier,
un gros homme bourru à la voix de stentor, promit de faire, bonne garde. Sa
maison, voisine de la forge de Crevier, était située directement en face du
chantier. Après sa journée de travail l’homme surveillait de loin les jeunes
baigneurs qui venaient s’ébattre dans l’eau, près du site des travaux. Cependant,
dès la tombée de la nuit, le gardien rentrait chez lui après avoir lâché ses
deux bergers allemands sur le chantier… Par chance, l’abbé Martel avait perdu
le goût des baignades nocturnes. Cet été-là, il aurait trouvé encore moins
drôle d’avoir affai re à deux colosses plutôt qu’à un plaisantin.
Deux
nuits après avoir été engagé, Letendre fut réveillé par les aboiements furieux
de ses chiens. Il se leva précipitamment et il sortit de sa maison armé de son
fusil chargé de gros sel. Il faisait nuit noire et le gardien ne vit rien dans
le champ en face de sa maison, de l’autre côté de la route. Comme les deux
bêtes pouvaient n’avoir débusqué qu’une marmotte, il les rappela. Alors, il
entendit des cris en provenance du chantier et un bruit de galopade. Lorsque
les chiens vinrent rejoindre leur maître, l’un d’eux tenait dans sa gueule un
morceau de tissu à carreaux verts et bruns, morceau probablement arraché aux
vêtements de celui qui s’était introduit sur le chantier.
Le
lendemain matin, Henri-Paul Letendre remit à l’ingénieur le lambeau de tissu en
lui disant qu’à son avis, le visiteur de la nuit précédente n’avait pas eu le
temps d’apporter quoi que ce soit avant de fuir.
Ce
soir-là, malgré la pluie fine qui tombait depuis près d’une heure, Hubert
Gendron quitta la maison de Bruno Pierri et marcha sur la route, comme il le
faisait pratiquement chaque soir. Naturellement, ses pas le portèrent jusque
devant la maison des Tremblay où il n’osa pas s’arrêter à cause du mauvais
temps. Il se contenta de ralentir au cas où Claire aurait été assise sur le
balcon.
Depuis
le début du mois, c’était devenu un rituel : il invitait la jeune fille à
faire une courte promenade sur la route presque chaque soir. La jeune femme en
vint à attendre cette balade avec une impatience mal déguisée. C’était même
devenu un sujet de plaisanterie dans la famille. Officiellement, il n’y avait
là rien de planifié. Par le plus grand des hasards, il se trouvait qu’au moment
du passage presque quotidien de l’ingénieur sur la route, Claire
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