Les années folles
la même, fit la fille de Fernande Fournier
en tendant une serviette propre au médecin. Quand mon père est mort de la grippe
espagnole, on aurait juré qu’elle avait perdu le goût de vivre. Pas vrai, Germain ?
Germain
Fournier se contenta de hocher vaguement la tête. Le célibataire de trente ans
avait un visage ingrat. On aurait dit que ses traits avaient été taillés à
coups de serpe et l’acné juvénile avait laissé des cicatrices profondes dans sa
figure. Il passa ses doigts noueux dans sa chevelure châtain pâle qui
commençait déjà à reculer. À demi
perdu dans de sombres pensées, il continua à regarder par la fenêtre la route poussiéreuse
qui passait devant la maison.
Albéric
Courchesne mit son chapeau noir, saisit sa trousse et sortit de la maison sur
un dernier « bonjour ». Plantée devant la porte-moustiquaire, Florence
Cohen regarda le vieil homme s’installer lentement dans son boghei avant de crier à son cheval d’avancer.
Ensuite, elle s’approcha doucement de la porte de la chambre, fermée, et tendit
l’oreille. Elle n’entendit que les murmures du curé Lussier.
– Il
a pas encore fini de l’administrer, chuchota-t-elle à son frère avant d’aller s’asseoir
sur une chaise, au bout de la table.
Ce
dernier ne fit aucun signe qu’il l’avait entendue. Il ne la regarda même pas. Il
n’y avait jamais eu une grande affection entre le frère et la sœur. Leurs
caractères étaient aussi différents que leurs vies.
Vingt-deux
ans auparavant, Florence Fournier avait épousé, contre la volonté de ses
parents, un commis voyageur d’origine juive originaire de Montréal. Sam Cohen
avait eu beau se dire catholique, Laurent et Fernande Fournier ne lui avaient
donné leur fille que contraints et persuadés que cette dernière faisait la pire
bêtise de sa vie.
La
jeune femme avait quitté Saint-Jacques-de-la-Rive sans aucun remords et n’y
était revenue, le plus souvent seule, qu’une ou deux fois par année pour de très
brèves visites. Elle en avait presque oublié à quel point la vie était
difficile sur une terre au début des années 20. Son Sam n’avait jamais été un
prix de beauté, mais il avait fait preuve d’un sens des affaires indéniable. Il
avait su saisir toutes les bonnes occasions qui s’étaient présentées à lui au point qu’il avait fini par posséder deux
merceries assez florissantes sur la rue Sainte-Catherine et par ouvrir un
atelier de confection de complets. En 1915, il avait fait l’acquisition d’une
confortable maison dans le quartier ultrachic d’Outremont et il avait imposé à
son épouse une cuisinière et une bonne pour faire étalage d’une certaine
aisance matérielle. Bref, Florence Cohen, née Fournier, avait été gâtée par la
vie et elle ne s’était jamais plainte de ne pas avoir eu d’enfants.
Lorsque
son frère Germain lui avait téléphoné de l’hôtel Ie Traversy de Pierreville
pour lui apprendre que leur mère était gravement malade, à la mi-août, elle s’était
empressée de venir à son chevet, persuadée que son séjour ne durerait qu’une
journée ou deux. Elle avait espéré ne pas avoir à dormir dans cette maison un
peu négligée. Depuis le décès de son père, quatre ans auparavant, elle avait :
pu constater à chacune de ses rares visites la dégradation de l’intérieur de la
maison. De toute évidence, sa mère ne faisait plus que l’entretien minimal et
Germain était trop débordé par le travail extérieur pour l’aider.
Pourtant, il lui
avait fallu changer d’idée devant la gravité de la maladie de sa mère. Il n’était
pas question de la laisser seule pendant que son frère travaillait aux champs. Elle
chercha d’abord à engager une jeune fille de Saint-Jacques-de-la-Rive pour
faire un peu de ménage et la cuisine, mais Germain s’y opposa farouchement, même
si elle offrait de défrayer elle-même le coût de cette main-d’œuvre.
– D’abord, t’en
trouveras pas une parce que c’est le temps où il y a de l’ouvrage par-dessus la
tête sur toutes les terres. Ensuite, je veux pas voir une étrangère se promener
partout dans la maison et raconter dans la paroisse qu’on n’est même pas capables
de se nettoyer.
– Tu peux
bien parler, toi ! s’était emportée Florence. C’est pas toi qui es pogné
pour décrasser la maison.
– Personne te
demande de décrasser quoi que ce soit, avait répondu son frère d’une voix
tranchante. T’es pas
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