Les années folles
nettoyer et à cuisiner. L’été achève et on a pas arrêté une
seule journée. Après les confitures aux fraises, ça a été le tour des
confitures aux framboises. Après, il a fallu aller ramasser des bleuets. Il y a
quinze jours, c’était le temps de faire du ketchup vert et de mariner des
cornichons. Après les tomates, on va faire de la compote de pommes et de
rhubarbe. Après ça, il va y avoir encore le vin de cerise à faire et de la compote
de citrouille… Ça finit jamais ! Y a des matins où je resterais couchée
tellement je suis écœurée. Je me vois pas faire ça toute ma vie, moi !
La
jeune fille était si occupée à exhaler sa mauvaise humeur qu’elle n’entendit
pas sa mère entrer dans la pièce, les bras chargés de deux paniers de tomates
bien mûres.
– Quand
t’auras fini de te lamenter sur ton sort, Aline Tremblay, tu pourras peut-être
nous donner un coup de main, fit sèchement sa mère.
L’adolescente
sursauta en entendant la voix de sa mère et elle s’empressa de prendre l’un des
deux paniers de tomates qu’elle lui tendait.
– Tu
sauras, ma fille, que tu vas connaître bien pire que ça dans la vie. Attends d’avoir
un mari à endurer et des couches sales à laver. Quand t’auras une trâlée d’enfants
à soigner et à élever, tu vas t’apercevoir que t’avais une belle vie quand t’étais
fille. Tu vas t’ennuyer de ta vie plate quand t’auras à te casser la tête tous
les jours que le bon Dieu amène pour savoir comment les nourrir, les chausser
et les habiller. Quand t’auras connu tout ça, tu pourras te plaindre, mais ça
changera pas grand-chose, c’est moi qui te le dis. À un moment donné, il te
restera juste la prière et tes yeux pour pleurer.
Claire et Aline demeurèrent figées, trop surprises d’entendre leur mère
exprimer si ouvertement ce qu’elle pensait de la vie qu’elle vivait.
– Assez de placotage ! finit par dire Thérèse Tremblay en
relevant les manches de sa vieille robe grise. Ces tomates-là s’ébouillanteront
pas toutes seules. Aline, va aider Jeannine à transporter les deux autres
paniers et rapporte-moi deux ou trois oignons.
Un
peu avant midi, Eugène Tremblay revint du village. Thérèse jeta un coup d’œil
dans la cour par l’une des fenêtres de la cuisine d’été lorsqu’elle entendit la
voiture passer près de la maison. L’attelage s’arrêta un peu plus loin, près de
l’écurie, et son conducteur détela sans hâte excessive la jument noire qu’il fit pénétrer dans le petit enclos
jouxtant le bât iment avec quelques « whow ! »
retentissants.
Le
cultivateur de haute taille et à la forte stature, âgé d’une quarantaine d’années,
souleva son vieux chapeau brun pour s’essuyer le front. Il avait une épaisse
chevelure noire peignée vers l’arrière et ses tempes
argentées ne parvenaient pas à vieillir réellement son visage aux traits
burinés. Eugène Tremblay était un homme calme et assez facile à vivre, sauf
quand on mentionnait devant lui le nom d’Ernest Veilleux, son voisin de droite.
À ce moment-là, l’homme voyait rouge et s’emportait facilement.
Il était notoire à Saint-Jacques-de-la-Rive qu’Eugène Tremblay et
Ernest Veilleux étaient brouillés depuis près de trente ans. Les gens de leur
génération avaient tous eu connaissance que les deux hommes s’étaient battus
dans leur jeunesse pour les beaux yeux d’une certaine Annette Parent. Si on se fiait aux commérages, la belle avait donné des
espérances à ses deux soupirants qui avaient fini par en venir aux coups un
dimanche soir d’hiver, dans un rang de la paroisse voisine. L’esclandre avait
fait un tel scandale que le brave curé Biron avait stigmatisé les deux
belligérants du haut de la chaire, le dimanche suivant. Finalement, la jeune
fille volage leur avait préféré un certain Gagné de Saint-François-du-Lac. Bref,
depuis ce temps, les deux cultivateurs du rang Sainte-Marie ne s’étaient
pratiquement plus adressé la parole. Lorsqu’ils se croisaient, les deux voisins
immédiats s’ignoraient ostensiblement. Leur épouse et leurs enfants
entretenaient des relations de bon voisinage, mais il n’était pas question que
les deux familles se fréquentent ou se rendent visite.
Tous
les habitants de Saint-Jacques connaissaient bien l’hostilité farouche que les
deux hommes se vouaient l’un à l’autre, et plus d’un prédisait qu’un jour, tout
ça allait mal finir.
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