Les années folles
beaucoup plus stricte que son mari, un grand et gros homme à la figure
lunaire, en général assez placide. Si ses fils aidaient son mari à l’extérieur,
elle pouvait toujours compter sur ses filles.
– Pendant que
Lionel entre les patates, annonça la mère après le départ de son mari pour le
village, nous autres, on va s’occuper des dernières tomates. Jeannine, tu vas
aller ramasser toutes les tomates qui restent dans le jardin, dit-elle à sa
fille de dix ans. Pendant que tu fais ça, Aline va aller faire les chambres en
haut et Claire va laver les pots. On va ébouillanter les tomates et les
éplucher avant de les mettre dans les pots.
– Il y a rien
que j’haïs comme aller nettoyer les chambres des gars, déclara l’adolescente de
quatorze ans au petit nez retroussé. Ils laissent tout traîner. Une chatte y
retrouverait pas ses petits et…
Un
regard sévère de sa mère fit taire la jeune fille qui se contenta de lever les
épaules tout en relevant une mèche de cheveux bruns.
– Et
attache tes cheveux, lui ordonna sa mère avant qu’elle ne quitte la cuisine d’été.
Pour
sa part, sans perdre de temps, l’aînée de la famille se dirigea vers le placard
où étaient entassés les pots vides. Elle n’avait émis aucun commentaire en recevant
une tâche. À vingt-cinq ans, Claire Tremblay était une jeune femme douce et peu
bavarde, pourvue d’une figure agréable aux traits réguliers. Elle avait un
large front et des cheveux châtains un peu bouclés. Son teint pâle faisait
ressortir ses yeux noirs. C’était une solitaire à qui sa mère reconnaissait des
talents indéniables de cuisinière et de ménagère. En outre, il aurait fallu
faire preuve de beaucoup de mauvaise foi pour ne pas se rendre compte qu’elle
était travailleuse et soignée.
– Ma Claire, c’est
une vraie perle , un trésor, disait parfois sa mère en
son absence.
– Un trésor
oublié, une vieille fille, ajoutait Gérald pour faire fâcher sa mère.
En fait, cette affirmation était fausse. Quatre ans auparavant, Claire
Tremblay avait eu un amoureux sérieux en Paulin Dufresne de Sainte-Perpétue. Il
avait même été question de mariage. Puis au printemps de 1918, le jeune homme
avait fui aux Etats-Unis chez un frère de sa mère pour échapper à l’armée, comme
l’avait fait Albert Veilleux. Claire avait encouragé son amoureux à fuir et ce
dernier lui avait promis de revenir aussitôt qu’il le pourrait. Il avait aussi
juré de lui écrire. Deux lettres lui étaient parvenues par des voies détournées
les mois suivants. Après cela : silence complet. À la signature de l’armistice
en novembre, Claire s’était préparée à revoir enfin son amoureux. Il allait
revenir des États-Unis et demander sa main, comme il le lui avait promis. Mais
les semaines puis les mois avaient passé sans que le fugitif ne donne la
moindre nouvelle. C’était comme si la terre l’avait englouti. Trop fière pour s’enquérir
auprès de la famille de son quasi fiancé, la jeune fille s’était contentée d’attendre.
Elle avait été trop consciente de sa dignité pour se donner en spectacle. Si
elle avait pleuré, elle l’avait fait dans le secret de sa chambre.
Depuis, quatre années étaient passées et il n’avait plus été question
de Paulin Dufresne. Personne chez les Tremblay n’abordait jamais le sujet. Claire
était devenue une « vieille fille » et aucun garçon de
Saint-Jacques-de-la-Rive ou de l’un des villages voisins n’avait tenté de l’approcher
pour lui faire la cour.
Quelques
minutes plus tard, sa sœur Aline descendit de l’étage des chambres avec un air
mécontent et vint la rejoindre dans la cuisine d’été.
– Où est m’man ?
– Dans le
jardin avec Jeannine. Elle voulait être sûre qu’elle oubliait pas de tomates.
– Attends que
j’attrape le Lionel ! T’aurais dû voir le plancher de sa chambre. Le petit
maudit s’est amusé à gosser du bois dans sa chambre. Je vais lui en faire du
gossage quand je vais le voir, lui !
L’adolescente
se laissa tomber sur une chaise, l’air buté.
– Qu’est-ce que t’as à matin, toi ?
lui demanda sa sœur aînée en essuyant un pot qu’elle venait de rincer. On
dirait que tu t’es levée du mauvais pied.
– Je suis
fatiguée de travailler comme une esclave, jour après jour. Peux-tu avoir une
vie plus plate que celle de fille d’habitant ! s’exclama l’adolescente. On
passe notre temps à
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