Les années folles
À la fin
de la cérémonie, il s’empressait de quitter l’église pour ne pas sentir son regard
indifférent glisser sur lui comme si elle ne le voyait pas lorsqu’elle passait
dans l’allée .
Bref, Germain
Fournier était malheureux. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il était
tombé amoureux fou d’une fille qui ne lui avait jamais adressé la parole… Et la
situation risquait de s’éterniser parce qu’il ne se voyait pas en train de
faire les premiers pas, tant il craignait d’essuyer une rebuffade comme il en
avait vécu quelques années auparavant.
Adolescent, les
filles s’étaient souvent moquées des traits grossiers de son visage, mais leurs
moqueries s’étaient faites franchement plus méchantes quand l’acné l’avait
rendu un peu plus repoussant. S’il n’avait jamais hésité à faire ravaler à
coups de poing les remarques désobligeantes des garçons de son âge sur son
apparence, les ricanements des filles l’avaient toujours laissé démuni, désemparé,
malheureux.
Il faut dire que
Germain Fournier avait mis beaucoup de temps avant d’accepter d’être rejeté par
les filles de Saint-Jacques-de-la-Rive. Il avait bien été invité à quelques
veillées familiales du vivant de ses parents, mais elles lui avaient toutes
laissé un souvenir amer. Chaque fois qu’il s’était décidé à inviter une jeune
fille à danser, cette dernière avait rapidement trouvé une excuse pour ne pas
se laisser entraîner sur la piste de danse. Quelques années auparavant, un
lointain cousin de sa mère vivant à Yamaska avait même pris la peine de l’inviter
à une fête du jour de l’ An à
laquelle il avait aussi convié des voisins dotés de six filles à marier plus ou
moins jolies. Les demoiselles Dansereau lui avaient à peine adressé la parole
et elles avaient préféré papoter entre elles plutôt que de danser avec lui. Cette
soirée avait été sa dernière tentative sérieuse de rencontrer une jeune fille
prête à se laisser fréquenter. À compter de ce jour-là, il s’était refermé
un peu plus sur lui-même, résistant avec succès à tous les efforts de ses
parents de le tirer de son isolement.
– J’ai pas le
goût et je suis fatigué de ma journée. Laissez-moi donc tranquille, avait-il
pris l’habitude de leur dire quand ils l’incitaient à aller veiller à
Pierreville ou même seulement à aller traîner une heure ou deux devant chez
Hélèna.
– T’aimerais
pas ça rencontrer une bonne fille ? lui demandait parfois sa mère, un peu
avant de mourir.
– Je suis ben
comme ça, m’man, lui répondait-il sans préciser.
Au
fond, Germain Fournier, célibataire de trente ans, préférait imaginer la femme
idéale que risquer de se faire rabrouer ou pire, de faire rire de lui.
Le jeune homme
refusa de dîner chez les Veilleux, mais il accepta de revenir après le repas
pour saigner leur cochon et le dépecer, comme il l’avait fait la veille pour le
sien.
– Drôle de
gars, ne put s’empêcher de dire Ernest en rentrant dans la maison.
– Peut-être, mais
il est pas mal bon pour faire boucherie, ajouta Céline en retirant le tablier
maculé de sang qu’elle avait porté tout l’avant-midi.
Cet
après-midi-là, Gérald et Ernest capturèrent l’un des quatre porcs que la
famille avait engraissés depuis près d’un an .
– Voulez-vous
que je vous l’égorgé ? demanda Germain en saisissant l’un de ses couteaux.
Le
porc, suspendu par les pattes arrière au crochet de l’entrée de la grange, couinait
tant et plus.
– Si tu veux,
concéda Ernest Veilleux. Je vais tenir la chaudière pour le sang. On va faire
du bon boudin.
– Ouach !
Ça, ça me donne mal au cœur ! s’écria Céline, debout derrière son père.
– On
gaspillera rien, la gronda sa mère. Tu vas brasser le sang avec moi pour l’empêcher
de faire des caillots.
Germain plongea le
couteau dans la gorge du porc et le sang gicla. Pendant qu’Ernest tenait le
seau, le jeune cultivateur rassembla tout son courage pour proposer :
– Si ça donne
mal au cœur à Céline, madame Veilleux, je peux m’occuper du boudin pendant qu’elle
grattera la peau du cochon. Moi, ça me dérange pas.
– Si
tu veux, Germain.
La
jeune fille leva la tête et adressa au voisin un sourire de reconnaissance. Ce
sourire alla jusqu’au cœur du boucher d’un jour qui en conçut un immense
plaisir.
Au milieu de l’après-midi,
tout était terminé. Il ne restait
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