Les années folles

volontairement saoulé son cocher, au risque de les impliquer dans un accident
qui aurait pu avoir des conséquences encore plus graves. Si c’était le cas, il
s’agissait d’un acte de méchanceté pure. Une pareille hypocrisie était impardonnable…
et il ne l’oublierait pas de sitôt. Surtout qu’il n’avait jamais été tout à
fait persuadé qu’Eugène était étranger au vol des vêtements de l’abbé Martel, l’été
précédent. S’il avait eu la moindre preuve, il en aurait pris pour son grade du
haut de la chaire, l’Eugène Tremblay, même si son épouse était une sainte femme
qui n’aurait pas mérité ça.
    Un accès de toux
de Joseph Groleau, demeuré debout devant lui, ramena le prêtre à son
interlocuteur.
    – En tout cas,
racontez-vous pas d’histoire, père Groleau, le gronda le curé Lussier. Si vous
vous corrigez pas de ce vice-là, vous risquez d’aller brûler en enfer.
    Joseph Groleau
quitta le presbytère la tête basse. Mais quelques instants plus tard, il était
déjà persuadé que son curé avait nettement exagéré l’importance de son petit
penchant pour ce qu’il appelait un « bon petit boire ».
    Évidemment, la
mésaventure du curé fit les frais des conversations dans tous les foyers de Saint-Jacques-de-la-Rive
durant plusieurs jours. Certains paroissiens plus curieux que d’autres
cherchèrent même à connaître la cause exacte de l’accident. Ceux-là n’hésitèrent
pas à se déplacer pour aller voir sur place comment un pareil accident avait pu
arriver à leur curé.
    Malgré tout, les
visites paroissiales ne furent retardées que d’une demi-journée. Le lendemain
matin, après une nuit fort inconfortable, le curé Lussier chargea son bedeau d’annoncer
aux paroissiens qu’il serait dans l’incapacité de dire sa messe quotidienne
pendant les deux prochaines semaines. Au déjeuner, il demanda à son jeune
vicaire de poursuivre à sa place les visites paroissiales, après lui avoir donné
quelques conseils pratiques. Il l’encouragea à se passer des services du père
Groleau et à prendre la route seul, à bord d’un boghei prêté par le forgeron
Crevier.

Chapitre 9
La nouvelle servante
    Durant les jours
suivants, le froid se maintint, mais il n’était toujours pas tombé encore le
moindre flocon de neige. Si les enfants déploraient d’être privés de neige en
cette période de l’année, les adultes, pour leur part, s’en réjouissaient.
    – J’espère
que le Germain se rappelle que c’est à matin qu’on fait boucherie, fit Ernest
Veilleux en rentrant à la maison après être allé livrer ses bidons de lait à la
fromagerie Boudreau, au village.
    –  Je pense qu’on peut se fier à lui, dit
Yvette en s’assoyant à ses côtés à table.
    –  En tout cas,
s’il est pas arrivé après le déjeuner, on va commencer à couper la viande sans
lui.
    – Je vois pas
pourquoi il serait en retard, déclara Yvette. Il a pas à aller courir au
village pour aller porter son lait, lui.
    Ernest
se contenta de lui jeter un regard mauvais, mais il n’ajouta rien. L’avant-veille,
soit le lendemain de l’accident survenu au curé Lussier, le cultivateur avait
tué une vache et, avec l’aide de son fils Gérald, il l’avait vidée avant de la
suspendre au bout d’une chaîne dans l’entrée de la grange, hors de portée des
animaux. Il avait été entendu avec le troisième voisin qu’il viendrait leur
donner un coup de main pour découper la viande le jeudi matin.
    Yvette finissait à
peine sa phrase qu’on entendit un bruit d’attelage à l’extérieur.
    – Tiens, quand
on parle d u loup, fît Anne en regardant dehors par l’une des fenêtres de la cuisine. C’est lui qui
arrive.
    Germain Fournier
poursuivit sa route jusque devant la grange où il descendit de voiture. Le
jeune homme attacha son cheval et se mit à sortir des objets de sa voiture.
    – Qu’est-ce
qu’il fait ? demanda Ernest Veilleux encore attablé.
    – Il a pas l’air
de vouloir entrer dans la maison, répondit Anne en se tordant le cou pour voir
ce que faisait le visiteur. Il est devant la grange et il attend.
    – Il
doit être trop gêné pour entrer, fît remarquer Yvette Veilleux. Jérôme, va le chercher et dis-lui qu’on a pas fini
de déjeuner et qu’on l’attend pour boire une tasse de thé.
    L’adolescent
se leva et sortit de la maison en grommelant. Il revint deux minutes plus tard
en compagnie de Germain Fournier.
    – Entre,