Les années folles
ben
pensé à mon affaire, p’ pa, lui
dit-il. Je pense que je vais rester avec vous autres cet hiver. Je trouve qu’il
est déjà pas mal tard pour monter au chantier. De toute façon, on manquera pas
d’ouvrage ici.
– C’est ben
correct, fit Eugène, apparemment soulagé de pouvoir compter sur l’aide de son
fils durant les mois à venir.
Quand
Eugène Tremblay mit sa femme au courant de la décision de leur fils au moment
où ils se retrouvèrent seuls en fin de soirée, Thérèse ne put s’empêcher de pousser
un profond soupir de soulagement.
– Tant mieux.
Je vais dormir pas mal plus tranquille de le savoir à la maison.
– Je le sais.
Tu vas pouvoir continuer à jouer à la mère poule et à le couver, la taquina
gentiment son mari.
– Je le couve
pas, se défendit Thérèse. Les chantiers m’ont toujours fait peur depuis le
temps où mon père et mes frères y allaient tous les hivers. Si on tombe malade
là-bas ou s’il arrive un accident, il y a pas de docteur. À dix ou
quinze milles dans le bois, avec de la neige à mi-jambes, un homme a toutes les
chances de crever comme un chien sans être soigné.
– Ouais,
approuva son mari.
– Sans parler
qu’un jeune prend goût à vivre ailleurs que sur une terre. T’en connais comme
moi qui se sont arrêtés en ville en revenant du chantier et qui ont décidé de
vivre là.
– Ça, c’est
sûr que ça s’est vu, fit Eugène.
– Regarde le
garçon d’Arthur Boisvert. En descendant du chantier, il s’est arrêté à Montréal
et il s’est trouvé une job qui lui permet de venir faire le gros riche une fois
par année au village, quand il vient voir ses vieux parents. La même chose avec
le petit Dumoulin. Puis, il y a Albert Veilleux.
– Lui, c’est
pas la même chose. C’était parce qu’il était trop peureux pour aller se battre
de l’autre bord qu’il est allé se cacher en ville.
– Dans le
temps, tu lui donnais pourtant raison, lui fît remarquer sa femme.
– Bon, c’est
correct. En tout cas, là, tu peux arrêter de te faire des peurs pour rien, ton
gars y va pas au chantier, conclut Eugène en secouant sa pipe dans le poêle à
bois avant d’y jeter deux grosses bûches pour la nuit.
Le lendemain soir, Eugène Tremblay trouva la soirée interminable. Assis
près du poêle qu’il alimentait de temps à autre en y jetant quelques rondins, il
demeurait silencieux, se contentant de fumer sa pipe. Quand Thérèse lui avait
offert de venir jouer aux cartes avec Clément, Claire et elle, il s’était
contenté de refuser en disant qu’il « n’avait pas la tête à ça ». Son
fils Gérald prit sa place et on le laissa tranquille dans son coin.
Il était évident
que l’homme se rongeait les sangs et mourait d’envie de connaître les résultats
de l’élection qui, à cette heure-là, devait être terminée. Évidemment, pas
moyen de savoir qui avait été élu avec un conseil où on ne trouvait que des
bleus ! Il n’était tout de même pas pour atteler et aller traîner au
village. Aussi tard dans la soirée, le magasin général était fermé depuis
longtemps.
Pendant un moment,
Eugène pensa que s’il avait été élu, Beaudoin, le président de la fabrique, serait
probablement venu lui annoncer la bonne nouvelle. Si c’était Veilleux, il
aurait fait la même chose. Il ne se rappelait pas avoir entendu quelqu’un
passer sur la route durant toute la soirée. Alors, le cultivateur, sans trop le
montrer, se mit à jeter des regards vers la fenêtre près de laquelle il était
assis. Il guetta en cachette le moindre bruit indiquant qu’un attelage passait
sur la route.
Durant toute la
prière en famille, récitée à genoux, dans la cuisine, son esprit ne cessa de
vagabonder. À vingt-deux heures précises, déprimé, le
cultivateur déposa deux grosses bûches d’érable dans le poêle et remonta l’horloge,
comme chaque soir avant de se coucher. Ensuite, il se dirigea vers la chambre
où sa femme venait de le précéder. Thérèse n’avait fait aucune allusion à l’élection
de la soirée, mais elle se doutait bien de ce qui rendait son mari si morose. Au
moment de s’étendre à ses côtés, elle l’embrassa sur une joue en lui disant :
– T’en fais
pas. Tu finiras ben par le savoir demain.
– De quoi tu
parles ? lui demanda Eugène sur un ton agacé au moment où il se soulevait
sur un coude pour souffler sur la mèche de la lampe à huile.
– Eugène
Tremblay,
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